Emmanuel Carrère, surmontant les réticences de ses contemporains écrivains qui ont déserté les chapelles et autres lieux de culte (sinon à eux-mêmes…), revient d'abord dans Le Royaume, un livre riche qui mérite qu'on ne le survole pas, sur ces quelques années de retour à la foi qu'il traversa, fervent lecteur des Évangiles annotés avec rigueur pendant des mois pour s'en imprégner. Interrogation sur ce sursaut de foi (ou ce retour) dans un monde qui en est imprégné mais dont l'homme occidental se méfie, ce livre se découvre comme un roman avec des personnages aussi impressionnants que mal connus, Paul l'auteur des Épitres et Luc l'évangéliste qui deviennent les compagnons de route de Carrère penché avec attention, et parfois pas sans ironie ni mordant, sur la naissance de la chrétienté, cette incroyable odyssée religieuse née dans une province reculée de l'empire romain tout puissant. L'auteur parle beaucoup de lui et entame son parcours en abordant ses années de crise religieuse et en essayant de comprendre quelle névrose, quelle angoisse a pu déclencher cette ferveur liée aussi à son travail d'écriture puisque doublée d'un travail d'exégèse : c'est le cœur de ce livre, ce dialogue avec soi-même au risque des évangiles et de leur réalité historique. Carrère se demande qui était cet écrivain dévoré par la foi qu'il fut. Et qui, dans le même mouvement, pouvaient être ces premiers hommes qui ont aimé et “transmis” Jésus sans l'avoir connu et en ont fait un Dieu par leurs mots ? Alors il cherche, il fouille, il fait des rapprochements, il suggère, il s'étonne, il sourit, il établit des correspondances, imagine des passerelles entre les époques, parfois scrupuleux, souvent inventif grâce à cette liberté acquise comme romancier. Et il nous passionne, il touche notre besoin d'histoires, cette curieuse nécessité qui n'est sans doute pas pour rien dans le succès de cette religion née sur les rives du Jourdain, et il ose dire qu'elle est une aventure littéraire. Le Royaume est donc bien une expérience de cet ordre et pas seulement un écart dans un domaine réservé. Il contient beaucoup de livres, beaucoup de destins, beaucoup de nous-mêmes et de nos inquiétudes, gageons qu'il constituera un beau et riche viatique pour les mois à venir.