Un coup de coeur de Mollat
Dans la première, un fait divers dramatique, le naufrage du paquebot Lusitania coulé par les allemands pendant la Grande Guerre, est l'argument de départ. Cet événement connu et largement exploité par la chronique car il précipita les Américains dans la guerre, nous en aurons une vision étrange à travers la rencontre improbable d'un jeune homme, fils de paysans pauvres irlandais, et d'une jeune femme venue sur les lieux du drame pour remplir une mission. Unis dans une quête macabre, réunis sur une barque dans une pêche aux cadavres, l'un pour toucher la prime promise par les assurances, l'autre pour retrouver un homme dont nous ne saurons rien, ce couple inattendu va connaître ce qui n'est réservé qu'aux gens liés par une forte intimité, complices de faits inavouables quand rien ne devrait les rassembler. Dans cette ambiance, M. de Kerangal va utiliser les ressources de sa langue précise, les alternances de temps, son art de l'ellipse et nous entraîner dans une aventure où le macabre se conjugue aux couleurs poétiques de la nuit, dans des courants où le trouble des corps se fait charnel malgré le froid.
La deuxième nouvelle, Sous la cendre, nous change complètement de décor puisqu'elle se déroule dans une île volcanique, Stromboli, lieu où sommeille la colère d'un monde que l'Homme croit avoir dompter. Le touriste vient ici avec une innocence orgueilleuse grimper les escarpements d'une montagne qui gronde sans comprendre que se joue sur ses pentes une histoire violente et que la souffrance peut surgir d'une balade qu'on croyait anodine. Deux étudiants sont les protagonistes de cette histoire et ils en feront l'expérience cruelle dans le sillage d'une jeune femme qui les guide vers l'abîme. Là encore, et c'est un des plaisirs tourmentant que l'on découvre lorsqu'on lit Maylis de Kerangal qui ne se veut pas omnisciente narratrice, bien des choses nous sont cachées, bien des ressorts psychologiques nous restent voilés. Nous sommes face à des tragédies parfaitement construites et mises en scène mais aucun coryphée ne viendra nous donner l'épilogue.
Cet art de la brièveté, du silence, cette mise en scène de la lumière qui est une des grandes forces de l'auteur (on se souvient avec émotion de son premier roman), cette vision poétique du chaos qui nous habite ou nous entoure traversent ses deux longues nouvelles, puissantes et mystérieuses comme des romans qu'on aurait dépouillés de leur pesanteur. De quoi nous autoriser en tout cas à lui tresser des lauriers et à, de nouveau, nous impatienter.