Un coup de coeur de Mollat
Il montre en effet à quel point les écrits des Pères de l'Église, questionnant la valeur philosophique et morale de la culture des Grecs dans leur possible concordance avec les doctrines de la nouvelle foi chrétienne, ont amorcé, par glissement sémantique, une progressive métamorphose de l'idée même de culture.
Là ou précédemment elle ne désignait qu'une singularité civilisationnelle, marqueur affiché d'une opposition à la "barbarie", et renvoyait surtout à un corpus d'enseignements et de disciplines rigoureusement définis (la "paideia" grecque), la culture apparaît, sous la plume de cette nouvelle génération d'auteurs chrétiens,comme une donnée plus vaste, pluraliste et relative.
Pour étayer sa thèse, l'auteur use autant de rigueur que nuance. Car, entre le Ier et le IIIe siècle, les opinions étaient loin d'être homogènes. Si, parmi les ardents défenseurs du christianisme, beaucoup, comme Justin ou Origène, ont critiqué les fondements de la culture des "païens", à travers notamment des traités apologétiques ou hérésiologiques, d'autres, à l'instar de Philon d'Alexandrie, ont pu au contraire reconnaître certains mérites et apports de l'héritage grec, estimant qu'ils étaient compatibles avec la nouvelle religion chrétienne.
Il est intéressant d'aller plus loin. Comment chacun des sept enseignements de la paideia (grammaire, dialectique, rhétorique, géométrie, arithmétique, musique et astronomie) a t-il été considéré, rejeté ou intégré par les commentateurs chrétiens? Sachant qu'ils étaient eux-même largement hellénisés et défenseurs d'un Nouveau Testament rédigé en grec, certaines attitudes pouvaient parfois tenir du paradoxe, lorsqu'il s'agissait par exemple de "diaboliser" la dialectique en usant précisément de cette même dialectique.Et il est, par d'autres côtés, intéressant de constater à quel point d'autres disciplines, comme la musique ou l'arithmétique, ont pu harmonieusement se fondre dans cette nouvelle approche intellectuelle et symboliste de la pensée chrétienne.
Peut-il exister une foi sans culture? Tout l'enjeu du livre tient précisément dans cette question qui, dans cette période troublée de l'Antiquité tardive, fait naître des débats passionnés autour de ces deux polarités en apparence dichotomiques: d'un côté, le rationalisme de la culture grecque et de l'autre, une "folie pour les païens", selon les mots de Saint Paul, une foi nouvelle sous la forme mystérieuse de la Révélation d'un dieu incarné. Non seulement ces controverses ont par eux-mêmes généré une littérature spécifique, que l'on nomme aujourd'hui patristique, mais elles ont surtout contribué à identifier la perméabilité d'une culture qui, par le prisme de la religion, a pu se renouveler et perdurer jusqu'à poser les fondements intellectuels de la modernité.
De manière claire et rigoureuse, et par une approche originale et éclairante, Sébastien Morlet nous offre à travers ce petit livre un formidable accès aux enjeux fondamentaux de la toute jeune littérature des Pères grecs, ainsi qu'à ces "disputes" inédites mettant en parallèle sagesse philosophique et foi révélée, premiers linéaments d'une nouvelle forme de culture, qui, au delà de tout "bricolage" syncrétique, deviendra une culture chrétienne à part entière.