Un coup de coeur de Mollat
Assommé par cette absence inexplicable et aiguillonné par son amour pour la belle étudiante, Eli va se lancer sur ses traces sans se douter que cette disparition fait écho au secret de Lilia enlevée à l'âge de 7 ans par son père et que sa recherche croise à quelques années de distance celle du détective privé Graydon, engagé par la mère de la fillette afin de retrouver les fugitifs. Le premier roman de la Canadienne Emily St. John Mandel va adopter alternativement dans chaque chapitre ce double point de vue : ces récits de fuite et de poursuite se répondent pour se rejoindre finalement au gré d'un « road-story » entre les Etats-Unis et le Canada. Mais plus Eli et le privé semblent se rapprocher de la résolution de l'énigme, plus le mystère s'épaissit autour de l'insaisissable Lilia qui écrit intentionnellement des messages laissés dans les bibles des motels où elle échoue provisoirement avec son père, comme autant de bouteilles jetées, d'indices semés et adressés à Graydon troublé par leur étonnant contenu : « Arrêtez de me chercher. Je n'ai pas disparu ; je ne veux pas qu'on me retrouve. Je désire rester volatilisée. Je ne veux pas rentrer à la maison. » D'autres personnages s'avèrent emportés malgré eux dans cette quête obsessionnelle qui va gagner le lecteur, suspendu comme Eli aux lèvres de la fille du détective, la fragile Michaela qui va incarner une sorte de Schéhérazade, retardant toutes les nuits le dévoilement d'un mystère dont elle seule est la gardienne.
Tissant des éléments a priori secondaires, Emily St. John Mandel ajoute à son intrigue aux riches rebondissements une originalité de premier plan révélatrice d'une mémoire dont sont porteurs ses personnages : le passé d'artistes itinérants de cirque du détective Graydon opposé au rêve de Michaela de devenir funambule, la passion d'Eli et Lilia pour les langues mortes et leur menace d'extinction. A travers les regards croisés de Lilia et Michaela sur leurs pères respectifs et, en miroir, ceux de ces derniers sur leurs filles se lit une subtile réflexion sur la paternité, la filiation, ses défaillances mais aussi ses élans d'amour. Dans le tourbillon des ces destins reliés se lit l'errance obstinée et fragile de perpétuels étrangers (au monde, à eux-mêmes, aux autres) en quête d'un bonheur ou d'une vérité qui se trouverait ailleurs, toujours plus loin, au-delà des paysages éphémères et des saisons que traversent, unis, un père et sa fille pendant une quinzaine d'années, jusqu'à cette « dernière nuit à Montréal », destination finale d'une lecture à l'image de cette cavale : surprenante et fascinante…