Un coup de coeur de Mollat
Rivages Thriller, cette collection de François Guérif qui nous fit connaître tant de fantastiques romans noirs, accueille en ce printemps le premier roman traduit en français d'Alfonso Mateo-Sagasta, ce n'est pourtant pas un polar, encore moins un thriller, on ne le lâche pourtant pas, aussi compliqué qu'il puisse être parfois et aussi faible que puisse être notre culture littéraire classique. Le genre est cependant assez extensible pour abriter des livres inclassables : Voleurs d'encre en fait assurément partie puisqu'il s'agit d'une enquête d'un genre singulier où il n'est en effet question, a priori ni de meurtre ni de crime même si le violence ne manque pas. Nous voici en plein Siècle d'Or espagnol, époque bénie des Muses où l'on compta en une génération plus de grands écrivains qu'en plusieurs siècles mais époque troublée aussi car le bruit et la fureur ne manquent pas, car les guerres, les querelles intestines, les luttes de pouvoir, la corruption sont partout présentes et font l'actualité des gazettes (rien ne change...). La Littérature tient une très grand place au milieu de ce tumulte, les Grands d'Espagne recherchent les talents de ces domestiques talentueux ou géniaux que sont les écrivains qui truffent leurs romans, poèmes ou tragédies de sarcasmes, de règlements de compte et de saillies que tout le monde comprend (mais plus nous...).
Cervantes, on y revient donc, a déjà publié la première partie de son Quichotte il y a une dizaine d'années quand débute notre intrigue. Son éditeur, qui est aussi à la tête d'un tripot clandestin qui lui permet de continuer sa besogne (l'éditeur contemporain n'a plus ce genre de problèmes), se désespère de jamais sortir la suite du “best-seller”.Quelle n'est donc pas sa colère quand il découvre qu'un dénommé Avellaneda s'est autorisé à le doubler, ruinant ses espoirs lucratifs. Il engage son correcteur Isidoro Montemayor, petite plume qui rêve de lettres de noblesse et arrondit son salaire dans les sous-sols où l'on joue aux cartes, pour mener l'enquête et mettre un visage sur ce nom inconnu, ce voleur d'encre. Car cette suite ne se contente pas d'exploiter un succès phénoménal pour l'époque (5000 exemplaires, pensez donc!), elle est une véritable bombe dont les sous-entendus, les ragots et les annonces peuvent avoir des conséquences désastreuses. Va commencer alors un étrange périple d'enquêteur dans ce Madrid sordide et étouffant, rempli d'écrivains assoiffés et sans scrupules qui en savent tous un peu plus qu'ils ne l'avouent sur ce mystérieux pasticheur, un voyage dans les oeuvres des grands noms qui recèlent des portes dérobées, des tiroirs cachés ou des secrets terribles. Don Isidoro va de surprises en découvertes, s'imaginant d'abord une vengeance de Lope de Vega, le coup monté d'ennemis acharnés de ce Cervantes qui a beaucoup à cacher. Mais plus il creuse, plus il interroge, plus se multiplient les galeries et les chausse-trapes, d'autant que s'il lui faut se garder à sa gauche des coups des uns, il doit se protéger à sa droite de ses propres tentations. Tourbillon de théories sur des complots, surenchère d'analyses sur des textes depuis lors idéalisés, récit aventureux et épopée intellectuelle qui nous fait feuilleter les livres de noms prestigieux que nous n'avons jamais ouverts, Voleurs d'encre se pare ainsi des atours du roman à costumes pour mieux nous surprendre et nous faire sentir à quel point cette grande Littérature, vénérée aujourd'hui et trop désincarnée, s'inscrit en fait tout entière dans son siècle de fureur et combien les écrivains, vaniteux, hâbleurs, déchus ou envieux prennent un autre relief quand on les revêt des habits imprégnés de leurs humeurs d'antan. Accrochés aux basques pas très propres de Montemayor, nous accomplissons un périple comme le roman moderne en offre peu. Quant à vous dire le fin mot de l'histoire, ne comptez pas sur nous…