Un coup de coeur de Mollat
31, allées Damour ? Qui, à l'exception de quelques bordelais de souche peut se souvenir de cette adresse recouverte désormais du nom glorieux de "place des Martyrs de la Résistance" ? C'est pourtant le titre retenu par Jean-Paul Kauffmann pour son travail biographique (car biographie au sens strict serait réducteur et impropre) sur Raymond Guérin (1905-1955), écrivain reclus dans son purgatoire d'où, de temps à autre, on l'exhume pour quelques tours dans une lumière blafarde. Grâce à lui, mais pour combien de temps, murmurent les incrédules, on en revient à évoquer ce nom qui semble tellement banal qu'aucune rue de Bordeaux, pas même une petite de la rive droite (comme Jean Forton qui eut droit il y a peu à cet honneur), ne porte son nom et qui vécut sa vie d'homme à deux pas de la Basilique saint-Seurin, au troisième étage d'une maison qu'habite encore sa gouvernante qui n'a rien voulu jeter.
Raymond Guérin, visage sec percé de deux cercles sombres, front haut, teint halé d'un amoureux de soleil, sourire rare et regard perçant de myope. Guérin, le poulain prometteur de Jean Paulhan, qui voulait d'une littérature qui ne cachât rien, qui sondait ses abimes pour y faire naître des mots brûlants, qui rêvait de dynamiter les Lettres Françaises pour y établir sa suprématie. Guérin le bafoué qui n'eut de succès qu'au seul motif du scandale (L'Apprenti fit hurler parce qu'on y évoquait la sexualité de façon directe; plus tôt Quand vient la fin choqua parce qu'il y narrait par le menu la lente agonie de son propre père), qui eut à subir trois années de Stalag disciplinaire et en revint brisé avec, cependant, la matière de toutes ses oeuvres futures, qui ne fut entendu que lorsqu'il vitupérait et jamais lorsqu'il admirait (ce qu'il faisait fort bien et avec un flair et une sûreté exceptionnels), qui mourut sans doute de n'être pas reconnu pour ce qu'il est encore : un des grands écrivains de l'après-guerre.
Jean-Paul Kauffmann aime Raymond Guérin depuis plus de vingt ans, il en connait les travers, sait nous dire à quel point il devait être "insupportable". Son essai, qui a ce don rare de nous toucher par ses creux et ses pleins, sa retenue et ses confidences, qui entre en lisière sur le territoire de l'auteur (Kauffmann n'hésite plus à parler de sa douloureuse expérience de captivité), nous dépeint un écrivain muré dans ses contradictions, tenaillé par l'envie d'être lu et le souci du détachement, tenté par le cynisme mais révolté par l'indifférence, caméléon dans sa façon d'écrire et ecclectique dans ses lectures. Il présente l'agent d'assurance ordonné jusqu'à la manie, le comptable de tout, l'épistolier rigoureux et en même temps l'hédoniste qui n'aspire qu'à la beauté malgré l'ordure d'un monde gris.
Qu'à Bordeaux comme ailleurs, on prenne enfin le temps de redécouvrir le grand Ray et ses errements splendides, ses Poulpes, opus majeur qui fut et est encore boudé, Parmi tant d'autres feux.. faux roman bourgeois d'une grande ville (Bordeaux encore..) : si le beau livre de Kauffmann parvient à remplir cette mission, il donnera un sens à ces vingt ans passés à le méditer.
(Egalement disponibles de Guérin : La tête vide ; Du côté de chez Malaparte ;, Humeur ;, Le temps de la sottise.)