Un coup de coeur de Véronique M.
Cet auteur nous donne à voir un monde disloqué après la guerre froide à travers le regard attendri et meurtri d’un homme et d’un père, l’historien Terry Hooper, qui revient sur l’enfant et le spectateur qu’il fut des événements de 1958 dans le Korach, minuscule monarchie imaginaire coincée entre la Syrie, la Jordanie, l’Irak où, avec sa mère, il a suivi son père en mission secrète. Souhaitant écrire quarante ans après un livre sur la politique étrangère des Etats-Unis au Moyen-Orient, il a besoin d’obtenir les aveux de ce père vieillissant seul dans son appartement de Boston, ancien agent de renseignement qui a fait pour toujours vœu de silence sur ses activités occultes. Sur ordre du gouvernement américain alors présidé par Eisenhower, Mack Hooper avait gagné peu à peu la confiance du jeune roi du Korach, ce qui lui a permis de déjouer l’opération « Rose du Désert » et les complots venus d’Egypte (Nasser et son programme panarabe), des Frères musulmans et des Soviétiques, prêts à éliminer ce monarque devenu trop proche des Américains. Parfait dans son rôle de courtisan et de confident, Mack a-t-il livré chaque mois au palais d’Hamra une mallette pleine de dollars, et pour quelle(s)obscures raison(s) ? Quel rôle a-t-il joué dans l’assassinat de ce nouveau roi ?
Certaines bribes patiemment recueillies, reconstituées, recousues grâce aux nombreux livres, journaux, archives, photos et entretiens auprès d’acteurs et témoins encore vivants permettent de combler peu à peu les lacunes… L’imagination du narrateur fait le reste, et nous offre un puzzle romanesque magistral qui se lit comme une enquête géopolitique captivante doublée d’une quête filiale et amoureuse autour d’un père et mari insoupçonnable. En fouillant dans la bibliothèque paternelle, Terry trouve une mystérieuse lettre d’amour glissée dans un ouvrage daté de cette époque lointaine, et qui n’a pas été rédigée par sa femme. Quels étranges liens unissent Mack Hooper à ce roi, à cette « famille » d’adoption (la CIA) et à son épouse dont il est séparé mais à laquelle il donne, à plus de 80 ans, des rendez-vous clandestins ?
Enfant dans les années 50, Henry Bromell a également accompagné son père au gré de ses affectations dans divers pays du Moyen-Orient en tant qu’agent de la CIA, devenant les citoyens de « Petites Amériques » reconstituées dans ces déserts stratégiques et explosifs. Il n’a jamais véritablement compris ni appris de cet homme resté discret toute sa vie vouée à « écouter » plutôt qu’à « parler » à ce fils qui s’est alors construit une mythologie autour de cet étranger qu’il enrage de ne pouvoir démasquer, véritable « sujet » littéraire chez ce futur écrivain qui a pu alors l’imaginer dans toute sa complexité : dieu invisible et omnipotent, traître, meurtrier, sauveur, ignoble conspirateur… De cette mythologie personnelle est né Little America qui possède les codes du palpitant polar d’espionnage et une subtile mise en abyme autour d’une énigme infinie : « espionner mon père… l’espion ». Le narrateur de ce roman qui « s’intéresse à ce qui se passe à l’intérieur de l’histoire, à ce qu’elle cache, à ce qui est omis, oublié » prend conscience qu’il est « en train de démembrer et dévorer le passé », à la recherche éperdue du fragile fil conducteur traçant les frontières de deux pays engloutis et universels, voués à disparaître : le Korach et l’enfance. Car ces ruines sont aussi les nôtres, éclats de vérité et de royaumes sur lesquels nous voudrions régner toute notre vie et qui se révèlent arbitraires, réconfortantes illusions que la littérature permet d’exhausser et de partager. En refermant Little America, on ne peut être qu’impressionnés par une intrigue émouvante qui se prête à de multiples lectures et subjugués par le sens d’une histoire intime et commune qui se dérobe toujours à nous, que nous ne cessons d’explorer, de vouloir saisir avec le regard émerveillé et effrayé de grands enfants qui se croient immortels à l’image des héros :
« Nous ne savons rien hormis des fragments, cependant nous avons besoin de connaître toute l’histoire, nous avons besoin d’une fin, nous en inventons même une si nécessaire, c’est ainsi que l’histoire devient mythe. »