Un coup de coeur de Jean-Baptiste G.
Heartland : au cœur de la pauvreté dans le pays le plus riche du monde est autant le récit de vie d'une jeune femme qui tente de contrer un sort imposé par une fatalité ancestrale que le témoignage d'un abandon. Sarah Smarsh, en nous contant l'histoire de sa famille entre Wichita et les immenses plaines arables du Kansas, nous décrit le quotidien de cinq générations d'agriculteurs blancs du Midwest. C'est ici le portrait d'une pauvreté ignorée et occultée par la société tout entière qui nous est dressé, d'un gouffre qui sépare son monde des sphères du pouvoir américain. Car un blanc aux États-Unis ne saurait être pauvre. Comble de l'hypocrisie dans une société à œillères ne jurant toujours que par le mythe du self-made-man, paradoxe qu'aucun préjugé raciste ne saurait justifier. Il est dans l’imaginaire stéréotypé une aberration, un trash marqué par la honte donc un rebut invisible et ignoré.
Pire encore si cet homme pauvre est une femme, « […] deux mauvais coups portés contre un corps dans ce monde ». Fille d'une mère adolescente, Sarah Smarsh a choisi de rompre une chaîne qui entrave les destinés des femmes de sa famille depuis l'établissement des premiers blancs sur ces terres au XIXe siècle. Ce texte résonne comme une catharsis dans laquelle elle expurge un passé fait d'instabilité économique et sociale, de violences conjugales et de dysfonctionnement familial. De caravanes en appartements, d'un mari à un autre, du Texas au Colorado, les femmes qu'elle nous décrit sont de vaillantes itinérantes poussées sur les routes par une grande pauvreté et un instinct de survie qui malgré tout font d'elles de formidables forces de caractère.
Mais ce monde rural n'est en aucune façon vilipendé. Si la misère le touche c'est parce que les pouvoirs publics et politiques l'ont avant tout sacrifié sur l'autel du consumérisme. Dès lors, et surtout à partir de la fin des années 70, il est considéré comme un artefact encombrant dont il est temps de faire sonner le glas. Ce monde de campagnes et de paysans est un monde de l'expérience, un univers défini par son éloignement des forces de la culture qui allaient le transformer plus tard en une marchandise, un look, un label. Une communauté qui bien loin du cliché puritain est marquée par une véritable spiritualité vécue et un sens profond du sacré. Ici le travail reste « […] une communion avec une ressource, un matériau, autrui » mais se fait au prix de corps marqués par le soleil, de sueur et de souffrances. Mais quel bonheur que de « [...] travailler la terre, non pas pour le prix du boisseau de blé, mais parce que sentir l'odeur de la terre humide au lever du soleil relevait du sacré ».
«La récolte dépend d'la météo, non pas ? Une bonne graine fera son boulot et germera, mais vient la grèle et voilà que l'malheur frappe malgré tout. ». Le sort de l'Amérique profonde est résumé dans cette simple phrase. Mais malgré ce dur constat le livre de Sarah Smarsh nous montre que bien loin de sombrer dans le cynisme et l'amertume nombre de ces gens ont su conserver une vision du monde « […] selon laquelle la justice valait la peine qu'on se batte pour elle et une vie meilleure la peine qu'on la tente ».