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Lumières sur l'isoloir 5

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Publié le 24/04/2012
La chronique de Louis Lourme : Comment comprendre le discours politique sur le travail ?Retrouvez tous les dossiers relatifs aux Présidentielles 2012 dans « Aux Livres Citoyens ! »
Sprint final de la campagne présidentielle. Nous sommes en bout de course, un peu essoufflés après les dernières semaines où se sont succédé des thèmes, des propositions et des petites phrases qui ont rythmé la campagne. Après tant d'index levés, de courbes, de chiffres, on peut aujourd'hui voir se profiler le premier tour de l'élection en se demandant légitimement : qu'est-ce que tout cela va donner ?
On peut commencer à dresser les premiers bilans, notamment sur les thèmes qui auront occupé ces semaines. Tout particulièrement, nous avons vu qu'un certain nombre de sujets importants n'ont malheureusement pas été abordés ou si peu (la culture, l'éducation, l'agriculture, la politique internationale, la santé, la justice, etc.).
Au final, dans le peloton de tête des thèmes les plus mobilisés figure, en bonne place, le travail. Période de crise oblige, la question du travail (celui que l'on a, que l'on a eu, ou celui que l'on espère) est apparue essentielle. Mais ce thème n'est pas neutre, et l'ensemble des discours et des propositions sur le travail présente selon moi une double caractéristique.

Le travail : thème de campagne parmi les thèmes de campagne

D'abord, le travail est un thème sur l'importance duquel tout le monde s'accorde, et dont, même, tout le monde revendique un usage privilégié. Considérons par exemple la phrase « je suis le candidat du travail et des travailleurs », on s'aperçoit que tous les candidats pourraient en revendiquer la paternité. Or, cela n'est pas si courant. En principe, un thème de campagne a en lui-même une couleur politique et renvoie prioritairement à tel ou tel candidat.
Immigration, Europe, sécurité, éducation, écologie, etc. : tous les autres thèmes de campagne ne se prêtent pas à une telle unanimité entre les partis. Par exemple, la phrase « je suis le candidat de la sécurité » ne pourrait pas être prononcée par tout le monde (même si aucun ne pourrait dire que la sécurité n'est pas une préoccupation). Avec le travail, pas de danger : c'est un sujet politiquement digne pour tous (si ce n'est le sujet le plus digne). Mais cet usage du thème du travail par le politique n'est pas anodin et appelle à mon sens une deuxième remarque.

De quel sens du mot « travail » les hommes politiques nous parlent-ils ?

Ce qui est très frappant, c'est que le discours politique sur le travail semble tout à fait coupé du monde réel, au sens où il propose une vision réductrice de l'idée de travail, qui ne désigne finalement rien d'autre que l'activité qui nous permet d'assurer notre subsistance. Bien sûr c'est vrai. Bien sûr, mon travail est ce qui me permet de vivre. Mais tout le monde sait bien que le travail n'est pas que cela et qu'il ne peut pas être réduit à une simple activité
économique et technique. Tout le monde sait bien que le rapport que l'on entretien avec le travail est ambigu (c'est en même temps ce après quoi on court et ce que l'on fuit). Tout le monde sait bien que le travail c'est un lieu où l'on gagne l'argent qui nous permet de vivre, mais c'est aussi beaucoup plus. C'est un lieu de luttes, ou de rencontres, ou d'échanges, ou de souffrances, ou de fiertés, ou d'épanouissement, ou d'asservissement, ou d'un peu tout ça. Tout le monde sait donc tout cela, et pourtant, lorsque le politique en parle, le travail est réduit à sa dimension économique.

Conclusion : sur les effets pervers du discours politique sur le travail

Je crois donc que c'est un risque très sérieux d'entendre les différents candidats poser comme par un accord tacite le fait que le travail est un thème central de leur programme. Non qu'il ne le soit pas, mais plutôt parce qu'il est un thème qui prend bien plus de place dans nos vies que ce à quoi ils semblent le réduire, et que son usage politique risque nous habituer à faire comme si s'en était le seul usage possible.
Ainsi, je ne peux pas m'empêcher de voir un double effet pervers dans les discours politiques qui cherchent à mettre le travail (entendu uniquement dans son sens économique) au centre des préoccupations. D'une part, ils contribuent à nous éloigner de la question du sens de ce travail (qui seule peut nous en donner le goût). D'autre part, ils nous poussent à croire que tout ce qui ne relève pas de l'activité rémunérée ne peut prétendre ni au même intérêt social, ni à la même dignité. Contre ces deux points précis, la tradition philosophique peut être utile pour se souvenir premièrement que notre humanité ne se réduit pas à une activité permanente et qui occuperait sans arrêt notre esprit, deuxièmement que le travail peut être visé pour lui-même et non pas seulement pour ce qu'il rapporte, et troisièmement que le travail peut aussi avoir un caractère aliénant contre lequel il faut veiller à se prémunir… pour pouvoir peut-être se consacrer à un autre type de travail – disons : le travail de l'esprit.



Louis Lourme


Louis Lourme est agrégé de philosophie ; il enseigne à l'université de Bordeaux III, à l'I.E.P. de Bordeaux et dans le secondaire. Ses travaux de recherche portent sur l'actualité de la notion de citoyenneté mondiale. Il est l'auteur d'ouvrages chez Pleins Feux : Le monde n'est pas une marchandise (slogan altermondialiste) et Ce que nous vendons à Coca-Cola, c'est du temps de cerveau humain disponible (Patrick Le Lay).



La chronique régulière de Louis Lourme s'inscrit dans une démarche générale d'éclairages divers, réalisée en collaboration par des auteurs, des universitaires, des professionnels et les libraires, en vue des élections présidentielles françaises de 2012 : « Aux livres citoyens ! ».

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