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L'euro et l'Allemagne

Publié le 20/05/2014
Dossier de Lucien Orio, professeur de Chaire supérieure à Bordeaux
Présenté comme un projet historique visant à organiser une coopération égalitaire entre les pays membres et à protéger les Européens des turbulences mondiales, l'euro et plus largement la construction européenne sont en difficulté. Mais comment l'interpréter ? Pour certains, les courants fédéralistes, cela tiendrait à l'inachèvement du projet, « le manque d'Europe ». Pour d'autres au contraire, les courants eurosceptiques, ce sont les mauvais choix politiques ou plus, la nature du projet lui-même qui est en cause. Il existe cependant un point d'accord : la mise en évidence du rôle central de l'Allemagne. La construction européenne dans son principe met tous les pays sur un pied d'égalité. Il n'y a pas, dans les textes, de pays ayant une responsabilité ou un statut privilégié. Cependant dans les faits, l'Allemagne s'est imposée comme le pays-centre notamment sur le plan monétaire. Ceci n'est pas surprenant compte tenu de son poids économique, sa puissance industrielle et technologique, ses performances à l'exportation. Cette centralité lui fournit des gains appréciables, mais inflige des coûts à ses partenaires. Ne doit-elle pas lui imposer des responsabilités ?

Rassurer les investisseurs

Quand à la fin des années 1950, les Européens commencent leur longue marche, leurs économies sont relativement fermées, les marchés financiers nationaux et internationaux faibles. De ce fait chacun pouvait mener une politique nationale relativement autonome. Dans un premier temps on pouvait concevoir dans ce cadre étroit, avec six pays seulement, un ordre coopératif où chacun apporte aux autres ce qu'il fait de mieux. C'est la théorie des avantages comparatifs de David Ricardo, chacun se spécialise là ou il est le meilleur (ou le moins mauvais) et il s'en suit un gain collectif. On a pu dire ainsi que la France avait eu gain de cause dans le domaine agricole (la PAC) en échange d'avantages pour les exportations de l'industrie allemande. Les années 1970-80 allaient faire voler en éclat ces conceptions. Dans les années 1960 on assiste à la renaissance des marchés internationaux de capitaux jugulés depuis la crise des années 1930. Ce mouvement s'accélère à partir des années 1980 avec son cortège de déréglementation, d'innovations financières, de mobilité accrue par les nouvelles technologies. Sur le plan monétaire, entre 1971 et 1975, la fin du système de Bretton-Woods conduit à un flottement généralisé des monnaies accompagné d'une instabilité des taux de change, ce qui force les Européens à réfléchir à leur propre organisation monétaire. C'est à partir de ce moment-là que la monnaie allemande devient la référence pour les autres Européens, la monnaie-ancre ou l'étalon-mark. Ce nouveau cadre monétaire et financier est symbolisé par un triangle, dit triangle de Mundell du nom de l'économiste Robert Mundell.

Iris



Il montre les contraintes et les dilemmes auxquels sont soumis désormais les gouvernements. Il s'agit de concilier les trois pôles du triangle : assurer la liberté de circulation des capitaux, fixer des taux d'intérêt de manière autonome, et conserver des taux de change fixes adéquats à la situation du pays. Les pays tombent sous la dépendance ou la contrainte des marchés financiers, le capitalisme financier globalisé Les marchés financiers s'intéressant avant tout aux valeurs futures, essaient de les anticiper en fonction de l'histoire passée des monnaies, mais aussi de la crédibilité qu'ils accordent à la politique économique et à la réputation du pays. C'est ici que l'Allemagne entre en scène. Car assurer une fixité du taux de change national, c'est toujours par rapport à un étalon. Jusqu'en 1914, l'or jouait ce rôle, puis après les turbulences de l'entre-deux guerres ce fut le dollar entre 1947 et 1973. A partir de cette date, pour les Européens, et la France en particulier, le mark prend le relais.

La montée de l'étalon-mark

La France est exemplaire dans sa dépendance monétaire à l'Allemagne des années 1970 jusqu'à nos jours. Ainsi au début des années 1990, Pierre Bérégovoy, ministre des finances, déclarait : « le cours du franc et du mark sont inscrits dans le marbre », signifiant ainsi que le franc s'accrocherait au mark coûte que coûte. En effet, pour les marchés, la France est un pays à tradition dévaluationniste : 1969, flottement quasi constant de 1974 à 1979, dévaluations en octobre 1981, juin 1982, mars 1983..., jusqu'à la dernière en février 1987. Inversement le mark s'apprécie. Valant moins d'un franc en 1960, il termine à plus de 3,40 francs en 1987. Si les investisseurs internationaux placent des dollars en franc ils risquent de perdre en capital. Ils exigent des taux d'intérêt élevés pour compenser les pertes possibles : c'est la prime de risque, ou spread, au dessus du taux normal de rentabilité. Inversement, en Allemagne, ils sont assurés de gains en capital et n'exigent que des taux d'intérêt faibles. Aussi, la politique économique mise en œuvre après le fameux tournant de la rigueur de mars 1983, vise t-il à rassurer les marchés, en mettant en place des politiques de crédibilité et de réputation, leur certifiant que jamais plus la France ne dévaluera (priorité à la lutte contre l'inflation, rétablissement des équilibres budgétaires, libéralisation des marchés, privatisations...). On retrouve les orientations d'aujourd'hui avec le culte du « Triple A ». Ainsi, après 2010, les pays du Sud de l'Europe ont connu les tourments du Triangle de Mundell. Craignant leur sortie de l'Euro, les marchés financiers leur ont imposé des taux d'intérêt extravagants, certains même ont été privés d'accès à ces marchés comme le Portugal et la Grèce. Angela Merkel ne déclarait-elle pas que le but de la politique était de « rassurer les investisseurs ».

L'histoire monétaire européenne depuis les années 1970 a donc été traversée de crises et à chaque fois le modèle a été le même. On suit l'Allemagne et l'on s'arrime au mark ou l'on flotte et on dévalue.
1974-78, à la suite des déséquilibres extérieurs liés au premier choc pétrolier, le Serpent monétaire européen (« le Serpent dans un tunnel ») qui avait été mis en place en 1972 éclate pour se trouver réduit à une petite zone mark, la France ayant lâché prise en 1974.
1992, l'encre du Traité de Maastricht est à peine sèche que se déclanche la très grave crise du Système monétaire européen (SME) qui éclate. Suite à l'inflation liée à l'absorption de l'Allemagne de l'Est, la Bundesbank augmente fortement ses taux d'intérêt et plonge l'Europe dans la récession. Qui suivra l'Allemagne conformément au triangle de Mundell ? La France, qui connaît une baisse de 2% du PIB, un million de chômeurs supplémentaire en quelques trimestres, un déficit budgétaire qui passe de moins de 2% à plus de 6%. D'autres s'enfuient en dévaluant ou en laissant flotter leur monnaie comme le Royaume-Uni.
2010 crise grecque ou il faut « sauver l'euro ».
Sur le plan monétaire, la Zone euro est de fait une Zone mark, non pas dans le sens où le mark serait la monnaie commune, mais dans le sens où l'euro n'est que le nom donné au mark. En effet, si l'on reprend le triangle de Mundell, il apparaît qu'en cas de crise de la Zone euro, la sortie de l'euro et le retour aux monnaies nationales pour certains pays, celles-ci seraient dévaluées par rapport à lui, ce qui ne serait pas nécessairement une catastrophe pour ces pays.

Dans un premier temps, l'Allemagne sacrifie le mark

Comment est-on passé du mark à la monnaie unique ? Face au craintes européennes devant l'unification allemande, le chancelier Kohl affirma que l'Allemagne serait européenne et non pas l'Europe allemande. Pour montrer sa bonne foi, l'Allemagne accepte la monnaie unique. En effet, depuis de nombreuses années les français étaient de chauds partisans de la monnaie unique dans laquelle ils y voyaient le moyen de limiter ou de partager le pouvoir monétaire européen confisqué par la Bundesbank. Les Allemands, au contraire, étaient réticents à l'idée d'abandonner le mark, un symbole de la nouvelle Allemagne depuis 1945, pour un panier de monnaie à la réputation incertaine. Selon eux, il fallait attendre que la convergence des économies européennes fût complète sur un horizon assez lointain, mais l'horizon recule au fur et à mesure que l'on avance… Le passage à la monnaie unique est donc le fruit d'un accord politique entre François Mitterrand et Helmut Kohl. L'Allemagne sacrifie le mark comme gage politique, mais exige en contrepartie que la Banque centrale européenne (BCE) dans ses objectifs économiques et dans son organisation, soit la copie parfaite de la Bundesbank : exclusivité de la lutte contre l'inflation et indépendance absolue par rapport au pouvoir politique. Cette vision allemande inspirée par l'Ordo-libéralisme met l'accent sur la gouvernance par les règles, ce que l'on appelle la coordination négative. Chaque pays est soumis aux règles et doit les suivre impérativement, comme on le voit encore aujourd'hui dans les débats sur la rigueur budgétaire. Ces aspects allaient être complétés par le Pacte budgétaire de 1997 devenu en 2012, la Règle d'or budgétaire qui constitutionnalise la politique économique dans la conception de la théorie économique néo-classique. Dans cette vision, la stabilité monétaire, taux d'inflation bas à 2% et rigueur budgétaire, est la condition préalable d'une croissance durable et équilibrée car elle fournit un environnement économique et juridique stable aux entrepreneurs et aux marchés. Cela en opposition à la conception française dite du gouvernement économique qui s'inscrit dans la vision colbertiste d'un État qui met en œuvre des politiques volontaristes.

L'Allemagne décide toujours

Dans les phases qui ont précédé l'euro, la domination allemande s'exerçait par l'obligation de suivisme pour les autres. C'était une domination plutôt passive. Avec le passage à l'euro et surtout depuis la crise de 2010, la domination devient active. L'Allemagne d'Angela Merkel impose la règle d'or budgétaire et c'est elle qui détient souvent les clés d'un accord dès qu'il s'agit de mettre en œuvre des plans de soutien aux pays du Sud. La France n'échappe pas à ce phénomène. L'exemple récent autour de l'investiture de Manuel Valls le montre bien. La France souhaitait demander un délai pour atteindre ses objectifs de réduction du déficit budgétaire. Juridiquement c'est la Commission européenne qui doit se prononcer. Mais c'est l'Allemagne qui a dit non, après que deux ministres français, Michel Sapin et Arnaud Montebourg soient allés plaider le dossier d'un assouplissement la veille du discours de Manuel Valls devant l'Assemblée nationale.

Cette hégémonie active allemande résout le problème des difficultés de décision collective en Europe car les préférences de l'Allemagne deviennent la préférence de tous et les élites politiques et économiques européennes ont adopté la vision germanique. Que les gouvernements soient d'orientation politique libérale ou socialiste les mêmes programmes sont mis en œuvre. De ce fait, ces gouvernements n'ont plus que le choix des moyens et encore, ceux-ci, notamment sur le plan budgétaire, sont soumis à une surveillance stricte et constante de la Commission européenne. Selon Dani Rodrick « une camisole de force » est imposée aux États, les gouvernements n'ont plus le choix. Pour cet auteur la démocratie est incompatible avec la libéralisation financière complète car elle dépouille les Etats de leurs prérogatives. D'autres parlent en faveur d'un espace post-démocratique. L'ensemble des règles constitutionnalisées dans des Traités font que les politiques échappent à toute alternance réelle, déconnectant celles-ci de tous les aléas de la vie électorale, les élections ne servant qu'à légitimer ceux qui seront chargés de mettre en œuvre les mesures nécessaires.

Les gains de l'Allemagne.

Mais pourquoi l'Allemagne se conduit-elle ainsi ? En partie parce que cela correspond à sa philosophie économique et politique, l'ordo-libéralisme, mais aussi parce qu'elle est la grande gagnante du système. On peut saisir ceci à travers le débat permanent pour savoir si l'euro est trop fort ou pas. Certains soutiennent que l'euro est le même pour tous, et que les différences de performances sont à chercher dans les réformes de structures. En réalité, il faut distinguer deux niveaux de taux de change. Le niveau nominal et le niveau réel qui tient compte des taux d'inflation propres à chaque pays. Si tous les pays avaient le même taux d'inflation, il n'y aurait pas de problème. Ce n'est pas le cas. Entre 1999 et 2008, selon l'OCDE, les prix à la consommation ont augmenté de 17,3% en Allemagne, contre 19,2% en France, 26,2% en Italie et 37% en Espagne. Ceci est le résultat des politiques de déflation salariale allemandes des années 2000 au prix d'une montée forte des bas salaires, de la pauvreté en Allemagne même. Le pourcentage de la population en dessous du seuil de pauvreté est passé de 10% en 2000 à 16% en 2012, rattrapant ainsi les niveaux européens hors Allemagne qui étaient de 15,7 % et 17,6% aux mêmes dates selon Eurostat.

A l'intérieur de la Zone euro, le taux réel de change allemand est sous-évalué, ce qui fait que la rigueur salariale a correspondu à un quasi dévaluation de « l'euro-mark ». Tandis que les monnaies du sud de l'Europe sont surévaluées et pénalisées dans leur compétitivité prix. Cela a stimulé les exportations allemandes vers la Zone euro, tandis que les exportations européennes vers l'Allemagne étaient freinées. Ne pouvant dévaluer, les autres pays sont condamnés à baisser leur prix en essayant de baisser leurs salaires, ce qui renforce leurs difficultés intérieures.

De même dans les relations avec le dollar, l'euro est surévalué. Il dépasse les 1,35 voire plus alors que les experts s'accordent à dire qu'un taux d'équilibre est de 1,10-1,15 dollar pour un euro. La surévaluation de l'euro par rapport au dollar ne pénalise guère l'Allemagne du fait de la qualité de ses produits et de sa bonne orientation vers les marchés émergents qui achètent en particulier ses machines outils. Compte tenu de la gamme de ses produits dans le domaine de l'industrie, les ventes de produits allemands ne sont guère affectées par une hausse de prix. Selon Natixis, l'élasticité au taux de change réel des exportations en volume est égale à 0,3 pour l'Allemagne ce qui signifie qu'une hausse de 1% du taux de change réel n'entraîne qu'une baisse de 0,3% des ventes. En revanche, les pays du sud mais aussi la France, plus sensibles à la compétitivité-prix, connaissent une dégradation de leur commerce extérieur et une désindustrialisation. Pour la France l'élasticité est de 1,1 : une hausse de 1% du taux de change entraîne une chute des ventes de 1,1%. Les experts sont partagés sur l'intérêt à long terme de l'Allemagne. Elle court des risques en cas de fin de l'euro : perte de compétitivité par appréciation du mark, mais surtout pertes pour les ménages et les banques allemandes car de nombreux placements en Europe du sud seraient dépréciés. D'où son acceptation des mécanismes de stabilisation et de plan d'aide notamment à la Grèce. D'une certaine manière, involontaire, la prospérité allemande se nourrit en partie des difficultés de l'Europe du Sud. Du fait de la crise de l'emploi, de nombreux jeunes diplômés espagnols ou autres sont obligés d'émigrer notamment en Allemagne. Ceci appauvrit les bases futures de la croissance de ces pays par perte d'un capital humain dans lequel ils ont investi et fournit à l'Allemagne en vieillissement démographique, une main d'œuvre qualifiée sans coût de formation dont elle a besoin.

Pourrait-elle agir différemment ?

John Maynard Keynes, dans ses projets pour un nouvel ordre économique et monétaire international pour l'après deuxième guerre mondiale, insistait sur la responsabilité simultanée des pays excédentaires et des pays déficitaires sur le plan commercial. Alors que la doctrine établie fustige les déficitaires, « les mauvais élèves » selon les médias, il s'avère que les excédentaires ont aussi une responsabilité dans les déséquilibres et que vouloir forcer à tout prix les déficitaires à revenir à l'équilibre ou les excédentaires à leur tour, ne tient pas. Cela pour deux raisons. La première, logique, est que tout le monde ne peut pas être excédentaire en même temps, la seconde, plus pratique, est que cela signifie à l'intérieur de l'Europe une intensification de la guerre de tous contre tous, avec une spirale à la baisse du prix du travail et une accentuation des tendances à la déflation générale. Compte tenu de ses excédents l'Allemagne pourrait relancer sa consommation intérieure et ainsi favoriser l'activité des pays de la Zone euro desserrant ainsi leurs contraintes budgétaires. C'est ce que l'économiste Mancur Olson désigne comme le privilège des petits groupes. Dans un groupe de pays en nombre réduit et inégaux en taille, le grand pays peut prendre en charge pour les autres la production du Bien collectif, ici la reprise économique. L'Union européenne l'a partiellement compris. En 2011, elle prend conscience que l'attention exclusive qu'elle a porté aux déficits et à la dette publics lui a fait négliger d'autres déséquilibres comme l'endettement privé (voir l'Espagne) et les déséquilibres extérieurs. Elle a ajouté une série de six critères, le « Six Pack » dans lequel figurent à la fois les déficits mais aussi les excédents extérieurs. Un excédent commercial qui dépasse 6% du PIB est excessif. Pour la première fois en 2014, la Commission européenne a entamé une procédure contre l'Allemagne pour excédents excessifs. Mais peut-elle vraiment forcer l'Allemagne à relancer ?


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