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Le sexe des philosophes

Publié le 22/03/2009
Amour : matière peu philosophique (Voltaire)
On reproche souvent aux philosophes la fuite dans l'abstraction. Coupés de la vie, ceux-là déserteraient superbement les réalités de la chair ou les élucideraient dans leurs sages écrits. « Matière peu philosophique », écrivait Voltaire à l'article « amour » de son Dictionnaire. Or, il est à constater que - de l'eros antique à nos écrits licencieux contemporains - nombre d'entre eux ont refusé cette lâche désertion et se sont révélés de fervents coquins, d'authentiques experts en luxure et bons plaisirs. Le sexe est devenu le condiment indispensable de la belle pensée… Finalement, il est peu de philosophes qui ne s'y soient adonnés un jour, ne fût-ce qu'au printemps de leur vie ou, le plus souvent, à ce nouveau printemps de l'esprit qui marque le déclin des facultés physiques.

Nos philosophes éprouvaient sans doute l'impérieux désir de jeter leur masque  et de redevenir des hommes, simplement des hommes, avec leurs instincts, leur fondamentale ambiguïté, leur gentille perversion. Ils se sont alors éloignés, pour un temps seulement, de tout préalable métaphysique. Leur révélation n'était plus abstraction quintessenciée mais affaire de pulsions, de délires érotiques, d'élucubrations morbides et de supplices raffinés. Ils découvraient dans l'engrenage infernal de la séduction plus qu'eux-mêmes. Voici que montaient de la chair les vraies profondeurs spirituelles ! Il fallait perdre la mémoire ;  oublier le  Christianisme  qui, des siècles durant, avait montré la chair hideuse. Il fallait pressentir ce que le freudisme ne cesserait de marteler : la vie intérieure est elle-même chair, ou qu'elle aille ou vise ; elle est plantée dans notre viande ainsi qu'un sexe dans un sexe. Au diable, l'hypocrisie !  L'homme osait enfin être ce qu'il était.

Rien n'était plus tabou : masturbation, sodomie, fellation, voyeurisme, pratiques pédérastiques et lesbiennes, échangisme… L'obscénité cachait-elle la peur de l'emprise passionnelle ou de l'enlisement bourgeois ? Mais, au fond, qu'est-ce que l'obscénité ? Celle-ci n'est jamais que dans le regard. D.H. Lawrence avait probablement raison lorsqu'il prétendait que personne ne connaissait le sens du mot obscène. Donc liberté d'être et liberté d'écrire. Le papier devient le confident des amours prohibées ; le livre, un écrin pour ébats lubriques. Peut-être est-il plus facile d'ergoter que de « faire la chose », d'imaginer que de s'exécuter  ?  Comme bon nombre de névrosés partiellement  bloqués dans leur libido, nos philosophes se trompent souvent, cherchent à s'illusionner. C'est bien connu, les visionnaires ne voient rien de tout. Certains se disent volontiers cochons, d'autres affectent de l'être. Pour parer à l'angoisse et à l'impuissance, il faut souvent les ressources dansantes de l'humour. Le grand séducteur, Jacques Lacan, dont l'introspection analytique n'a jamais tué la capacité de jouir, constatait ainsi avec morgue : « J'adore ma chienne. C'est la seule qui ne me prend pas pour un autre ». Et, pourtant, des questions lancinantes demeurent : philosopher, est-ce éviter doctement ses excès de vitalité ? ou l'inverse, la fornication invaliderait-elle l'activité intellectuelle ? La pensée ramollierait-elle fatalement ? N'y aurait-il que les mots qui soient insolents de rectitude ? Peut-être qu'en nous glissant dans l'intimité de nos philosophes, nous aurons des débuts de réponse.

Dans l'Antiquité, il y avait essentiellement ceux qui pratiquaient l'amour socratique, du style : je cours après les jeunes éphèbes avant qu'ils ne m'attrapent, et ceux adeptes de l'amour platonique, parce que dans « platonique » il y a surtout Platon, l'immense philosophe qui craignait davantage les ombres projetées sur la caverne que la montée du stupre, et dont le Banquet « était une assemblée de tentouses » (J.Lacan). Parmi les chauds lapins,  se distinguaient Diogène Le Cynique dont le passe-temps favori était de se masturber en public ( en somme un précurseur du reality show ou une Loanna avant l'heure, avec quelques neurones en plus !), le peccamineux Lucrèce (dont les vers étaient d'un érotisme torride) ou encore le repentant Saint-Augustin, qui avait succombé aux délices de la chair avant de se laisser prendre par la foi. Plus tard, il y eut la longue cohorte des « culs serrés » : Spinoza, Pascal, « qui préféraient l'amour de Dieu et la déduction rationnelle au déduit sensuel », et Kant, lequel est ddemeuré aussi longtemps vierge qu'opposant de l'acte sexuel si celui-ci n'était pas encadré par la loi du mariage. Et d'autres qui ne considéraient pas le contact charnel comme impur ; en haut du pavé, Montaigne et Diderot qui avait écrit un message énigmatique à une de ses maîtresses : « lisez F et passez outre ». Ce dernier remarquait qu'il y avait toujours « un peu de testicule au fond de nos sentiments les plus sublimes et de la tendresse la plus épurée ». Mais surtout il y avait le divin Marquis et ses sanglantes épopées érotiques que sont Juliette et Les Cent vingt journées de Sodome. Sensualiste étrange, Sade posait que « tout est bon quand il est excessif » et dressait un inventaire quasi exhaustif de toutes les déviances sexuelles possibles : de la coprophagie à l'anthropophagie, en passant par le meurtre. Sex is tragedy !  Auguste Comte, le polytechnicien fondateur du positivisme, aima d'abord la compagnie des femmes adultères, puis finit par aimer davantage l'idée de l'amour qu'il étendra à toute l'humanité. Quant à Marx et Engels, sur ces questions épineuses, ils résonnaient à la hache.

Mais qui aurait eu la palme des fornicateurs compulsifs ? Certainement pas Sartre pour qui la sexualité méritait un coup d'oeil de temps en temps : « J'étais plutôt un masturbateur de femmes qu'un coiteur ». Son Castor disait de lui : « Sartre est un homme chaleureux, vivant en tout, sauf au lit ». Poulou, comme elle le surnommait, se répandait davantage sur le papier et devant les estrades que sur les draps ! La nausée lui serait-elle venue de là ? Ce « peine-à-jouir » ne s'est jamais abandonné au plaisir, préférant séduire que consommer. D'ailleurs, on ne peut pas lui reprocher de manquer de générosité : il n'hésitait pas à partager ses conquêtes avec sa philosophe de femme. En même temps, on restait en famille ! Pour Deleuze-Guattari, dans l'après-68, il fallait jouir sans entraves.  Et Lacan, prophète maudit, fermait des siècles d'introspection en criant à la face du monde : « Il n'y a pas de rapport sexuel. », et de renchérir en citant les vers d'Antoine Tudal : « Entre l'homme et l'amour/ Il y a la femme. Entre l'homme et la femme / Il y a un monde. Entre l'homme et le monde / Il y a un mur. ».  L'exigence de réciprocité étant un leurre, il n'y aurait donc pas de rapport entre les deux sexes ? Peut-être. En attendant, relisons nos philosophes corrompus, ceux qui ont chanté la grande flamme du désir. En avant la gaudriole, les butinages sensuels. Ne craignons plus la surabondance et le mélange des genres. Lisons-les, oserait-on dire, à la queue leu leu…


Isabelle Bunisset