Un coup de coeur de Mollat
Loin, très loin de la ville, dans une campagne verte où les vaches paissent avec délice et où la civilisation n'arrive que de façon incertaine, le Paul dirige sa ferme avec la passion fruste d'un paysan qui a trouvé les trois mots qui font du bien à ses vaches et oublié le moindre geste qui rappellerait à sa femme qu'elle n'est pas un objet. Ses gosses, on n'en saura jamais les noms, jamais le nombre, il n'en pense rien, sauf qu'il ne faut pas oublier de les nourrir. Âpre au gain mais pas avare de paroles, il se lance dans un monologue au long souffle qui va lui permettre de dire ce qu'il a sur le cœur même si cet organe semble plus chez lui de granit que de chair. Et, miracle de la parole libératrice, en même temps qu'il dévide ses longs couplets bilieux dans une langue archaïque et incroyablement inspirée qui sidère par sa cohérence, comme une glaise brute dont on tirerait des formes inattendues, le voilà qui s'éveille à l'Autre, qui s'interroge, qui fulmine certes mais qui avance en terrain inconnu. Un ouvrier agricole, du nom de Georges (Jorge, mais en portugais c'est plus difficile à dire), venu dans l'exploitation se faire exploiter quelques saisons (il dort dans la grange car la chambre vacante de la maison, celle du grand-père mort, prend la poussière depuis des années en signe de respect filial) amène avec lui une humanité, une attention aux autres qui, après l'avoir estomaqué, provoque en lui de petits séismes à même de faire trembler ses imbéciles certitudes. C'est ce parcours, cette micro-odyssée d'un langage en déréliction qui pourtant se fait neuf à chaque page, que la Suissesse Noëlle Revaz va tisser en 200 pages stupéfiantes, secouant notre torpeur de lecteurs trop ménagés par les jolies phrases de jolis auteurs…sans saveur.