Un coup de coeur de Mollat
Choisi parmi six titres de très belle tenue (cf notre dossier), il s'est imposé avec une belle majorité qui rend justice à ses indéniables qualités de style, à son univers singulier et à son ambition. La bataille a été rude mais les arguments ne manquaient pas aux défenseurs de ce premier roman écrit par un jeune québécois de vingt-cinq ans qui ont souligné son alacrité, sa dimension géographique, le plaisir de suivre des personnages dont les destins s'entremêlent. Véritable phénomène au Québec où le livre s'est vu couvrir de prix et a rencontré un succès énorme, Nikolski possède un charme étrange, attirant comme ces vieilles cartes géographiques devant lesquelles on s'abandonne en rêvant.
L'histoire n'est pas aisée à raconter, les trames des existences exposées se confondant joyeusement pour mieux nous égarer. Quand on interroge l'auteur sur le propos de son livre, il tente de le résumer ainsi : "Trois membres d'une même famille, ignorant leur lien, quittent leurs vies de famille à l'aube de la vingtaine et partent en quête de leurs origines. Au bout de dix ans, ils font la paix avec eux-mêmes."
Tandis qu'il est occupé à consciencieusement vider à grands sacs poubelles l'appartement de sa mère défunte, le narrateur du livre qui exerce la profession de bouquiniste (casanier, il a choisi de voyager dans les livres et les cartes, ressemblant en cela à Dickner qui rêva très tôt de cet art de bouger en rêve) découvre un étrange compas, seul trace de son père enfui, qui indique obstinément la position de Nikolski... Il possède un frère, ce dont il ne se doute même pas, un garçon que l'errance de sa mère a condamné à passer son enfance sur les routes et qui se fixe à Montréal dans le dessein de devenir un spécialiste de l'archéologie des déchets. Le troisième personnage est une jeune femme, cousine des deux autres, héritière d'une longue et improbable lignée de pirates et qui a décidé de redorer le blason de ses ancêtres en se faisant "hacker" malgré son impécuniosité : c'est en fouillant les poubelles d'IBM qu'elle va mettre au point son propre ordinateur... Au tournant de l'an deux mil, ces jeunes gens, pleins de rêves mais lourds des errements de leurs parents et qui portent ce désir sourd de se fixer sans se figer, vont déambuler devant nous, aller et venir au gré d'un idéal qu'ils construisent peu à peu, se croiser sans jamais se reconnaître, vivre des péripéties que la jeunesse seule supporte. Ils sont pleins de candeur mais connaissent les surprises des grandes et petites ironies de la vie. Ils veulent croquer le monde mais doutent de leurs sourires. Ils nous parlent d'un monde concret que nous connaissons et semblent pourtant le réinventer pour nous. Ce n'est pas là le moindre des charmes de ce Nikolski composé comme une carte dont on suivrait les contours pour mieux bifurquer.
En ces temps où la littérature de voyage gagne chaque année de nouveaux adeptes (Nicolas Dickner ne déparait pas au Festival des Etonnants Voyageurs de Saint Malo où il représentait la nouvelle garde), ce débutant qui fait preuve d'une réelle maîtrise de la narration (il avoue avoir passé quatre ans devant son écran) possède ce don de nous emporter dans notre propre langue qu'il enrichit de son expérience de ce qui est pour nous un "ailleurs", ce vaste territoire qu'est le Canada. Avec lui, nous avons la certitude d'avoir découvert une nouvelle voix, de celles que la littérature française réclame pour se renouveler, une voix intelligente, nuancée, qui mérite que les lecteurs français l'accueillent. Si à sa façon ce jeune prix littéraire né de la rencontre de lecteurs assidus et de critiques pointus pouvait susciter quelques nouveaux adeptes enthousiastes, nous aurions le sentiment qu'une partie de notre mission est accomplie...