“Tu es allongé sur un drap, sur une plaque de métal ou sur du marbre. Je te vois maintenant. Je te revois.”

Si Crémation, le dernier roman très abouti de Rafael Chirbes paru aux éditions Rivages, s'ouvre sur la réaction des Bertomeu face au décès de Matías, 60 ans, ce n'est pas tant de lui qu'ils vont parler, mais bien d'eux-mêmes. Les uns après les autres. Certains prendront même la parole plusieurs fois. Jusqu'à ce que soient définis les contours de cette famille ancrée à Misent, station balnéaire fictive de la province de Valencia.

Dès les premières lignes, on est envahi par l'impression que l'on a ouvert la boîte de Pandore tellement ça a l'air compliqué. Pour autant, l'insertion dans ce microcosme est quasi immédiate et l'on parvient à reconstituer l'arbre généalogique de cette famille dont la concentration en fortes personnalités semble des plus élevées. Au centre du tableau figure Rubén, 70 ans et des poussières, architecte de formation reconverti en promoteur véreux. De son premier mariage est née une fille, Silvia. Agée d'une quarantaine d'années, celle-ci est aujourd'hui restauratrice d'oeuvres d'art, au grand dam de son père. Rubén déplore en effet son manque d'ambition, défaut qu'elle partage d'après lui avec son mari, un professeur de lettres qui travaille sur la biographie de Brouard, grand ennemi de Rubén. Silvia et Juan ont pour leur part deux enfants, un garçon et une fille qui échappent de plus en plus à leur influence. Pour en revenir à la figure clé de Rubén, celui-ci a refait sa vie avec une certaine Mónica, belle femme aussi sulfureuse que vulgaire qui pourrait facilement être sa fille. Est-il besoin de préciser que la température des relations entre Mónica et Silvia n'a rien à envier à la calotte glaciaire ?… L'autre branche des Bertomeu se situe du côté de Matías, jadis communiste engagé (donc fermement opposé à son frère aîné), puis cultivateur d'oliviers bio, et sur lequel tout le monde s'accorde à dire qu'il a brûlé la chandelle par les deux bouts. Il laisse derrière lui son fils Ernesto, un fervent adepte du capitalisme économique, ainsi que la femme avec qui il avait refait sa vie.

A travers de portrait de cette famille pleine d'histoires et de secrets, c'est en fait une radioscopie de l'Espagne actuelle que nous livre Rafael Chirbes dans ce roman noir à la fois moderne et réaliste. En effet, certains de ses maux les plus évidents sont nettement identifiés - la dégradation du paysage due au bétonnage des côtes, les assauts touristiques, les magouilles en tout genre (arnaques immobilières, drogue, prostitution…), la tendance des nouvelles générations à devenir toujours plus ordinaires… Et l'auteur connaît bien son propos, lui qui a grandi dans cette même Communauté valencienne.

Sans doute l'avez-vous compris, le cynisme et la cruauté règnent en maîtres dans ce livre aussi prenant que foisonnant, écrit dans un style qui se veut sec et efficace. Aucune fausse promesse, cependant, car ce titre, lugubre s'il en est, fait bel et bien référence à un monde qui part en fumée.