Un coup de coeur de Mollat
Que sait-il sur ce petit épicier de village autoritaire et dépressif, si ce n'est qu'il met un point d'honneur à ce que les habitants de cette bourgade du sud du Jütland respectent un certain nombre de valeurs morales et religieuses, obsession qui ne s'illustre jamais avec autant de force que lors des enterrements ? Cet homme taciturne y prend en effet la liberté d'intervenir - que le défunt fasse partie du cercle de ses connaissances lui importe bien peu - et de faire profiter l'assemblée endeuillée d'une oraison funèbre qu'il estime digne de ce nom. L'effet escompté ne tarde généralement pas à venir et les gens se laissent aller à verser des larmes - d'où le titre. En guise de remerciement, les villageois se remettent alors à faire leurs achats dans son magasin, qui est menacé de faillite le reste du temps.
Si l'enfant met bel et bien le doigt sur cette corrélation étrange entre funérailles et profit, réalise-t-il vraiment les implications du plan qu'il échafaude dans le but de mettre son père à l'abri des soucis financiers ? Et que saisit-il du personnage de sa sœur, à qui il demande de l'aide pour mener à bien son projet impossible ? Lui qui se veut par ailleurs si dégourdi, et qui a si vite compris que sa mère, aussi affectueuse soit-elle, n'était que synonyme d'impuissance dans cette famille au modèle incontestablement patriarcal, comment ne se rend-il pas compte que l'état graduellement dépressif de cette dernière n'est pas sans lien avec ce père au piédestal si tristement solide, dont le moins que l'on puisse dire est qu'il constitue tout sauf un parangon de vertu ?
Et c'est précisément parce que vous n'êtes plus un jeune lecteur de onze ans qui bute encore sur des mots ou expressions un peu compliqués que vous ne pouvez qu'être frappé par toute l'horreur de ce qui se passe sous ce toit. Pour autant, le ton parvient à rester léger, voire enjoué, du début à la fin. Qui plus est, entre le personnage de Tabriel, création fantasmagorique née de l'imagination du pré-adolescent, et une poignée de scènes hautes en couleurs, on finit par flirter ouvertement avec le déjanté ! C'est alors à cet effroyable décalage entre l'inconscience du narrateur et la gravité des faits relatés que ce superbe roman doit sa puissance. Aussi abouti que perturbant, il n'est d'ailleurs pas sans évoquer le propos et l'ambiance de Festen, ce monument cinématographique réalisé par Thomas Vinterberg en 1998. Dans les deux cas, bien que la situation initiale soit a priori d'une simplicité déconcertante, on bascule rapidement et irrémédiablement dans des profondeurs infernales. En ce qui nous concerne, mieux vaut s'abstenir de chercher à savoir où se situe la limite entre réalité et fiction, et se contenter de souligner que ce sont de véritables chefs d'œuvre !