Un coup de coeur de Mollat
Ainsi, les éditions Libretto ont sorti des tiroirs du temps une œuvre romanesque d'une rare intensité, un texte comparable à Anna Karenine dans la perspective d'un portrait de femme dessiné par un homme. Sauf qu'ici l'histoire est « vraie », Hans Habe tisse une fiction autour d'une femme fatale au destin extraordinaire, qui fascina toute l'Europe du début du XXe siècle.
Le roman s'ouvre sur une arrestation. Maria Tarnowska, comtesse russe, se fait emporter par deux hommes habillés de noir, laissant sa femme de compagnie et son enfant sur le quais d'une gare (on repense à Anna Karenine, son arrivée à Moscou, sa fin inexorable).
La Tarowska est accusée d'avoir tué son mari à Venise, d'avoir poussé un amant à se débarrasser d'un homme qui lui avait tout pris. L'arrestation nous permet de découvrir peu à peu cette femme, ses cheveux blonds, sa beauté, quelques traces de son passé. Comtesse russe, elle a rendu fous tous les hommes qui l'ont entourée : un est devenu prêtre, un s'est pendu, un a tué pour elle, un est mort par sa volonté. Femme fatale, orgueilleuse, et en même temps prise au piège de sa condition, prise au piège de son sexe et de la vulnérabilité qu'il impose, la Tarnowska use et abuse de ses charmes pour se faire l'égale des hommes. Dans une Russie impériale, aux portes du XXe siècle, elle brille au milieu de l'aristocratie slave et décadente, elle reste le bijou que l'on ne peut s'offrir dans les réceptions où l'on ne compte pas son argent pour se divertir.
Mais c'est la seconde partie du roman, celle qui nous plonge dans son enfance qui va permettre à Hans Habe d'écrire la genèse de cette femme qui oscille entre amour et mort. Le procès de la Tarnowska a été l'un des premiers procès à utiliser la science des psychiatres, la psychanalyse est alors très à la mode, et l'auteur en retraçant l'enfance donne une interprétation de cette personnalité ambiguë, qui à elle seule est un personnage romanesque. Elle permet à Hans Habe d'exprimer sa fascination pour le caractère humain, de ne pas en faire un personnage cohérent et lisse mais plutôt de mettre en lumière la pluralité des « je » à l'intérieur de l'âme, de montrer que nous ne sommes pas « un », mais un orchestre qu'il faut surveiller.
Marié six fois, l'auteur à eu le plaisir d'étudier les femmes de près, et prête probablement à la Tarnowska ses remarques d'étude afin de rendre un personnage dense et complexe.
Un vrai grand roman, un auteur à redécouvrir, une femme extraordinaire.