Un coup de coeur de Mollat
La Survivance raconte la vie de Jenny et Sils, libraires d'occasion contraints de quitter leur « danseuse » parce qu'ils ne sont pas propriétaires, et que le succès de sites de vente en ligne a trop goulûment grignoté la petite place qu'ils s'étaient faite depuis 40 ans.
A 60 ans, ces deux « vauriens« , pas doués pour la vie matérielle, vont devoir tout recommencer. Choisir quelques livres, emmener Betty, la chienne blonde, et quelques affaires utiles à la Survivance, « une maison qui nous appartenait encore car impossible à vendre, n'ayant pas été classée constructible au moment du plan d'occupation des sols. Son affectation était celle d'une « grange ». Elle se trouvait dans le Parc des ballons des Vosges. [...] Retourner là-haut, m'a répondu Sils, comme s'il n'avait plus rien à voir avec sa jeunesse ! Tu n'es pas optimiste, tu es folle, Jenny! Nous envoyer à 1000 mètres! ».
Mêlant le récit des entreprises quotidiennes pour rendre à peu près habitable la grange à quelques touches joyeusement érudites – Aby Warburg, Cranach l'ancien, Bolano, Robert Filliou, Dürer, Matthias Grünewald, Antonin Artaud….- Jenny attrape à pleines mains mais avec une délicatesse infinie cette vie nouvelle.
Elle raconte Sils « anguleux, abrupt, juste et pur » son pessimisme et son corps décharné de grand oiseau. Elle évoque ses années d'étudiants fauché, ses heures de stop pour aller à Paris visiter les librairies, mais où un jour un libraire, un certain Marcel Béalu fou de Blaise Cendrars, le laisse partir avec l'œuvre complète de l'écrivain voyageur sous le bras, à crédit. Sils reviendra payer sa dette un an plus tard, Marcel dira : « Je savais que vous reviendriez ».
La voix de Jenny est une voix familière : nous connaissons tous, autour de nous des Jenny et des Sils, des babyboomers, libres, curieux, sans un rond mais des bouquins partout dans la bicoque, un peu tête en l'air et sauvages, imperméables au cynisme, des enfants avec des pattes d'oies au coin des yeux.
Son intelligence, son extraordinaire sensibilité et sensualité, ses émerveillements, sa curiosité pour les bêtes et les plantes, vous attachent tellement à elle qu'en refermant le livre vous avez le sentiment d'avoir été Jenny -surnom donné par Sils d'après La fiancée du pirate de Bertolt Brecht.
Impossible ici de retracer toutes les références à l'art, à l'Histoire, à la science, à la littérature, impossible de résumer l'univers de ce couple magnifique, et leur quotidien spartiate. Ce livre vous fait explorer les ramifications, les rhizomes de Jenny et Sils, et si vous avez internet à portée de main -ce que je vous recommande- vous verrez apparaître les œuvres et les biographies invoquées dans le récit.
La Survivance emprunte sûrement beaucoup à la propre vie de Claudie Hunzinger, écrivain, artiste, qui à un moment de sa vie, démissionna de l'Éducation nationale pour vivre avec son compagnon, berger, dans une ferme des Vosges. Une formidable découverte dont la liberté vous hante, un livre précieux!