Un coup de coeur de Mollat
Avec Salvatierra, le jeune auteur argentin Pedro Mairal, traduit par Denise Laroutis, a réussi un de ces livres qui peuvent vous poursuivre longtemps, sans doute car il est de ceux qui savent réveiller chez nous une imagination assoupie tout en évoquant avec pudeur un thème troublant, le lien père-fils, sujet sur lequel la littérature ne produit pas que des livres calmes… Imaginez un instant un peintre, quasi inconnu, qui consacre sa vie entière à la réalisation d'une œuvre unique peinte sur un même support indéfiniment prolongé, un rouleau succédant jusqu'à la mort au précédent pour ne former qu'un long parcours. C'est de ce tableau fou qui fait des kilomètres de long dont héritent à la mort de leur père ses deux fils, et cet encombrant trésor va vite représenter un défi : qu'en faire ? A qui le montrer ? le vendre ? Comment lire cette incroyable symphonie de couleurs qui raconte une vie comme si elle était ce fleuve au bord duquel son créateur a vécu ? Toutes ces questions vont surtout occuper le cadet dont la propre vie, insipide, peut trouver à s'éclairer grâce à cette « mission ». D'autant qu'il apparaît vite que cet homme, muet depuis l'enfance, qui ne leur a donc jamais parlé sinon avec ses pinceaux, et qu'ils pensaient connaître (et qu'il méconnaissait), cachait des secrets dont la toile contient la résolution. Le rouleau de l'année 1961 ayant disparu, Miguel, le fils le plus décidé à aller au bout de sa quête, va se transformer en enquêteur afin de faire parler le silence, afin d'entendre enfin la voix silencieuse d'un père réfugié dans le long cours d'une œuvre sans fin. Roman d'aventure qui parle d'art avec simplicité, roman familial qui dit la difficulté pour un père de se livrer et le refus pour les fils d'admettre l'image vraie d'un père, roman qui invite à la contemplation (on est poursuivi tout au long du roman par cette toile fabuleuse qu'on est condamné à réinventer) mais traversé de cette énergie que la tristesse du deuil peut engendrer, Salvatierra est une grande réussite, un modèle de composition qui sait dire le peu et l'infime, le feu et l'infirme. Et la dernière page conclue superbement ce grand livre sur la transmission et le silence. Un roman qu'il faudrait mettre dans les mains de tous ceux qui vivent la relation au père comme une épreuve sans solution et qui savent que la littérature n'est pas une consolation mais bien une révélation.