Chargement...
Chargement...

Les débats à propos de la fiscalité

Publié le 05/04/2012
Dossier de Lucien Orio, Professeur de Chaire supérieure à Bordeaux Retrouvez tous les dossiers relatifs aux Présidentielles 2012 dans « Aux Livres Citoyens ! »L'impôt et les prélèvements sont au cœur des débats de la campagne présidentielle...
Les exemples sont nombreux : remise en cause du « bouclier fiscal » de Nicolas Sarkozy ; adoption de la TVA sociale, projet de suppression du quotient familial, proposition inattendue de François Hollande, un taux marginal d'imposition de 75 % pour un revenu individuel au dessus de 1 million d'euros et enfin, sans clore la liste, la question de l'évasion fiscale soulevée par Jean-Luc Mélenchon. Les « pour » et les « contre » se divisent au nom de l'efficacité économique, de la justice sociale ou de l'exercice de la citoyenneté. Aussi, chacun propose une Révolution fiscale mais dans des sens diamétralement opposés. Mais la fiscalité suffit-elle pour entamer une profonde transformation sociale, ou pour garder l'image, la Révolution passe-t-elle par simplement par la fiscalité ?

Pourquoi l'impôt ?

Des masses complexes...

Thomas Piketty, Camille Landais et Emmanuel Saez1 permettent d'y voir plus clair dans le maquis des impôts et prélèvements en distinguant quatre grandes catégories. Les impôts sur le revenu comprenant l'IRPP (Impôt sur le revenu des personnes physiques) et la CSG (Contribution sociale généralisée), les impôts sur la consommation (TVA et impôts sur les produits comme les carburants), les impôts sur le capital (impôt sur les sociétés, ISF (Impôt de solidarité sur la fortune), impôts sur les successions), les cotisations sociales. Ces prélèvements portent sur l'ensemble des agents de l'économie, ménages et entreprises, celles-ci in fine appartenant à des ménages. En 2010, les prélèvements obligatoires représentent 49% du revenu national. Par grandes masses, les 49% se répartissent ainsi :

Impôts sur le revenu (IRPP+CSG)…………………… 9%
      Dont (IRPP 3% et CSG 6%)
Impôts sur le capital (IS, ISF, taxes foncières)………. 4%
Impôts sur la consommation (TVA...)………………..13%
Cotisations sociales…………………………………. 23%

On observe que si le débat public porte sur l'impôt sur le revenu et le capital, la majeure partie des ressources fiscales provient des impôts sur la consommation et pour presque la moitié des cotisations (dont une partie a été absorbée par la CSG).

…pour des objectifs complexes

Cette répartition est importante pour saisir les enjeux d'efficacité et d'équité de la fiscalité. Les impôts et cotisations sociales financent en grande partie, avec la dette et aussi d'autres ressources, des dépenses, mais pour des objectifs complexes. Les économistes distinguent plusieurs objectifs ou fonctions. D'abord, la production des grands services publics (justice, police, défense, diplomatie), les impôts sont le prix à payer pour leur existence. Mais la fonction des impôts va bien au-delà. Beaucoup d'incitations : à avoir des enfants, à adopter des comportements socialement efficaces, notamment en faveur de l'environnement, de l'investissement, du logement, etc. D'où la prolifération des « niches fiscales », objets de débats. Mais d'autres objectifs sont poursuivis, comme la redistribution et la protection sociale qui vise à la fois par la solidarité l'accès à la protection face aux risques de l'existence. Cette fonction assurantielle veut aussi réduire les inégalités, notamment de revenus. Ces fonctions multiples s'observent dans la répartition des dépenses publiques. En 2010, selon l'Insee, le montant total des dépenses publiques s'élevaient à 1.094,5 milliards d'euros (pour 957,6 milliards de recettes, soit un besoin de financement de 136, 9 milliards).

Dépenses de fonctionnement…………….. 375,9 (34,3%)
      Dont salaires … 259,4 (23,7%)
Prestations sociales et transferts (aux ménages)……. 496 (45,31%)
Transferts et subventions (aux producteurs)……………111 (10,14%)
Investissements…………………….. 61 (5,57%)
Intérêts de la dette publique…………………………………… 50,5 (4,61%)

Plus de 45% de ses dépenses sont des dépenses de transferts sociaux aux ménages. Si l'on ajoute les salaires, plus des deux-tiers de la dépense publique est consacrée à la répartition et à la redistribution des revenus. Cette répartition est l'objet de polémiques entre les courants politiques. Certains, plutôt à gauche, mettent en avant le fait que la redistribution importante assure la protection des plus démunis, est un facteur de stabilisation économique et d'amortisseur de la crise. Inversement, d'autres, mettent l'accent sur la faiblesse de l'investissement, des dépenses de recherche et plaident pour une restructuration de la dépense publique dans le contexte de la concurrence mondialisée. En dépit de l'ampleur des masses engagées, les marges de manœuvre effectives sont minces. Aussi, chaque candidat propose des réductions de dépenses et des modifications de la fiscalité pour réduire l'endettement public, sans toujours convaincre pleinement.

Travaille-t-on trop pour l'État ?

« Les Français travaillent un jour sur deux pour l'État » selon la formule commune. De fait, les prélèvements obligatoires, impôts et cotisations sociales, ont progressé d'environ 30%, en 1960, à presque 45 % du PIB (Produit intérieur brut) aujourd'hui. Dans le classement mondial, la France est classée quatrième, le Danemark étant le premier à 48,9%. Les grands pays de référence paraissent loin derrière. Les États-Unis et le Japon à moins de 30%, la Zone euro à 41%, l'Allemagne, notre nouvelle référence, à 40,8%, le Royaume-Uni à 39%. On pressent immédiatement l'usage qu'il peut être fait de cette progression et de ces comparaisons internationales : il y aurait un lien entre les difficultés économiques et sociales de la France, notamment en termes de compétitivité et l'excès d'impôts. Dans cette optique, Nicolas Sarkozy promettait en 2007 que nul ne se verrait prélever plus de 50 % de son revenu. C'est un débat ancien. Déjà en 1925, John Maynard Keynes estimait qu'avec un taux de prélèvement de 25%, le capitalisme libéral était condamné. Valéry Giscard d'Estaing lors de sa présidence (1974-1981) relevait la barre à 40%, seuil, selon lui, du passage « au socialisme », tandis que François Mitterrand, suite au tournant de la rigueur en 1983, fixait le retour à 40% comme objectif gouvernemental. Mais existe-t-il un taux moyen de référence à ne pas dépasser ?

Un mode de calcul apparemment simple…

Le mode de calcul du montant total des impôts et cotisations rapporté au PIB doit être interrogé dans sa simplicité. Ce rapport, comme tout rapport, dépend étroitement des évolutions respectives du numérateur et du dénominateur. En période de crise, la progression du PIB ralentit, voire baisse comme en 2008-2009. Dès lors, mécaniquement, le ratio prélèvements obligatoires/PIB augmente, de même qu'il diminue ou se stabilise en période de forte reprise. Paradoxalement, dans le premier cas, la hausse du taux s'accompagne d'une diminution des rentrées fiscales, alors que c'est l'inverse dans le second : la croissance génère plus de rentrées fiscales. Ainsi en période de crise, il faudrait augmenter les impôts ou diminuer les dépenses publiques pour maintenir le ratio souhaité, tandis qu'en période de prospérité, les recettes fiscales supplémentaires seraient affectées au désendettement ou à la prévoyance du retournement futur. On mesure immédiatement en cas de crise la difficulté et les risques d'accentuation de contraction de la demande, comme l'illustrent les contradictions actuelles des différents plans de rigueur budgétaires européens. La Zone euro n'a pas fixé un taux de prélèvements obligatoires maximal, mais d'autres indicateurs y ramènent : taux de dette publique maximal, quasi-équilibre budgétaire inscrit dans les constitutions, appel à la concurrence et aux privatisations. Par déduction, on voit qu'il faut aussi baisser le taux de prélèvements obligatoires.

…mais les comparaisons internationales sont délicates

Le taux de prélèvements obligatoires est-il un bon indicateur de développement économique ? Les guerres et les crises du XXème siècle furent les moments décisifs de cette évolution vers un État social. Aujourd'hui, d'autres facteurs contribuent à une progression quasi-mécanique des dépenses et donc des taux de prélèvements : le vieillissement de la population par exemple. Mais aussi l'extension du champ des droits et des aspirations liés au développement social. Mais cela n'explique pas les écarts importants de taux d'imposition entre pays développés. Ces écarts reflètent des conceptions différentes de la solidarité et de la protection sociale. Ainsi, si nous imaginions la suppression totale de la branche maladie de la sécurité sociale, les prélèvements par cotisations baisseraient, mais en sens inverse, les ménages seraient obligés, pour ceux qui le pourraient, de souscrire des assurances privées : la diminution des prélèvements obligatoires s'accompagneraient d'autres prélèvements non moins obligatoires et pas nécessairement moins coûteux pour le pouvoir d'achat et le fonctionnement. Ainsi, prôner la baisse des prélèvements obligatoires, c'est aussi prôner une vision différente de la solidarité.

L'impôt est-il efficace ?

L'efficacité économique est souvent avancée pour justifier soit la montée de l'État, soit son retrait et les baisses d'impôts. Ici, c'est la relation qu'entretiennent le numérateur et le dénominateur qui est en jeu. Deux conceptions s'opposent. Celle qui a dominée durant les Trente glorieuses voyait dans la montée des dépenses et des prélèvements une source de croissance et de développement social. Actuellement, celle qui domine c'est le thème du retrait. Le procès se décline tous les jours dans les médias. L'État a une faible productivité, le privé fait mieux. La croissance des dépenses sociales n'empêche pas la montée de la pauvreté et de l'exclusion, pire elle les favorise. Les prélèvements entravent les créateurs de richesse et la compétitivité de la Nation. Le débat actuel sur la TVA sociale exprime cette vision. La France perd des parts de marché mondial contrairement à l'Allemagne. La raison avancée ? Un coût du travail trop élevé et notamment des charges sociales qui pèsent sur lui. La solution ? Une forme de désinflation compétitive qui transfère une partie de la charge des entreprises vers les ménages consommateurs, baisse les prix à l'exportation et hausse le prix des produits importés. Ainsi la forme originelle de l'État social qui pensait simplement que le social et l'économique pouvaient se féconder mutuellement est réexaminée. Mais comment les nouveaux courants libéraux expliquent-ils la perte d'efficacité ?

La courbe théorique de Laffer…

« Trop d'impôt tue l'impôt », ce slogan a conquis le monde depuis la fin des années 1970. On doit à Arthur Laffer, théoricien américain de l'économie de l'offre et des incitations individuelles (supply-side economics) la courbe dite de Laffer :

Iris




Une vision simpliste pourrait laisser croire que plus on augmente les taux d'imposition, plus les recettes fiscales seront élevées. Erreur, rétorquent les partisans de la courbe de Laffer. Par exemple si la proposition Hollande à 75% est adoptée, les individus concernés pourraient décider d'arrêter de travailler à partir d'un million, ou partir à l'étranger ou tout simplement de frauder. Nicolas Sarkozy avec sa formule « Travailler plus pour gagner plus » exprimait la même conception. La défiscalisation des heures supplémentaires doit inciter les travailleurs à préférer le travail au loisir. Car dans cette conception, les individus rationnels et calculateurs choisissent, arbitrent. Entre le travail et le loisir, entre le présent et le futur, entre le pays et l'étranger. Le taux marginal proposé par François Hollande a ravivé ces arguments : le football français serait menacé, les riches partiront à l'étranger...
Le mouvement de baisse des impôts a commencé en 1982 aux États-Unis pour s'étendre au reste du monde. En France, le taux marginal d'imposition de l'impôt sur le revenu était, avant 1980, supérieur à 70%. Depuis, il régresse pour atteindre 41% en 2010. Mais les riches et les actifs ne sont pas les seuls concernés. Des phénomènes complexes comme le chômage ou la pauvreté sont expliqués par le poids de l'impôt ou les effets pernicieux des transferts sociaux. Les pauvres et les chômeurs ont plutôt intérêt à rester dans leur situation, car il est plus rentable d'être assisté que de travailler. Nicolas Sarkozy insiste sur cet aspect. Le chômeur passif indemnisé qui attend chez lui, se verra imposer par une formation au terme de laquelle un emploi lui sera proposé. S'il le refuse, il perd les indemnités. Mais y aura-t-il des emplois à proposer ? De même pour le RSA : pas de droit sans obligations. Ainsi la lutte contre le chômage et la pauvreté peut-elle glisser vers la lutte contre les pauvres et les chômeurs.

... à l'épreuve des observations

De fait, s'il est vrai que les individus ne restent pas passifs face aux variations de la fiscalité, nul n'est parvenu à observer et à calculer le seuil optimal de fiscalité imaginé par Arthur Laffer. Il est difficile d'établir une relation nette entre taux d'impôt et situation économique et sociale. Les pays scandinaves combinent ainsi une haute fiscalité, des inégalités faibles et une grande efficacité économique. Aux États-Unis, les baisses d'impôts menées par Reagan puis par Bush, ont moins stimulé l'investissement et l'épargne, la consommation, les importations et le déficit commercial américain. L'élément clé de ces grandes réformes fiscales d'inspiration néo-libérale a été d'introduire une concurrence fiscale entre pays pour attirer les entreprises et les hauts revenus. L'avantage décisif de cette politique couplée à la libéralisation des mouvements de capitaux a été de donner l'avantage aux plus mobiles. Des spécialistes comme Thomas Piketty2 se sont alarmés dès le début des années 2000, des conséquences des nouvelles politiques fiscales. Plutôt qu'une incitation au travail, à l'épargne et à l'innovation, selon lui, la baisse des impôts sur le revenu permet la reconstitution d'une nouvelle classe de rentiers « économiquement stérile », les « nouvelles 200 familles » selon son expression (les 0,01% des Français les plus riches). L'ancienne classe des rentiers laminée au XXème siècle par la forte progressivité de l'impôt sur le revenu et les aléas historiques comme les crises et les guerres est remplacée par une nouvelle classe qui comprend celle des « working rich », classe supérieure mixte, à la fois salariés mais touchant aussi des primes, des bonus, des stocks options.

Le consentement à l'impôt

D'autres raisons plus profondes que l'efficacité économique expliquent cette « sécession des riches » face à l'impôt. La question qui est posée est celle de la légitimité du prélèvement. Question elle-même multiple. A partir de quel niveau passe-t-on à la spoliation ? Si une bonne partie des dépenses financées par prélèvements obligatoires vise à la redistribution, y-a t-il un droit au secours pour les chômeurs, les malades, les pauvres ? Jusqu'à quel point ne sont-ils pas responsables de leur situation ? Et inversement, pourquoi l'État oblige-t-il les individus à s'assurer contre la maladie ou à cotiser pour la retraite ? N'est-ce pas mettre les individus sous tutelle en considérant qu'ils ne font pas spontanément les bons choix ? Ces questions sont soulevées aux États-Unis dans le cadre des discussions sur l'assurance maladie, l' « Obamacare » selon l'expression des Républicains, mais de manière plus modérée en Europe où la vision de la solidarité domine en dépit de la progression des courants hostiles.

L'idéal d'une contribution volontaire…

On pourrait imaginer que les individus acceptent de payer volontairement pour financer les dépenses publiques. Mais l'individu peut se comporter en citoyen ou en consommateur. Dans le premier cas, selon Jean-Jacques Rousseau3, en démocratie directe, les citoyens se cotiseraient « dans l'occasion » selon les besoins publics et leurs facultés personnelles. Ils contribueraient volontairement pour l'Intérêt général proportionnellement (ou progressivement) selon leurs revenus. Dans le second cas, du côté libéral, l'individu consommateur est privilégié et l'intérêt général tenu pour une idée abstraite ou fausse : « La société n'existe pas », disait Margaret Thatcher. Il n'y a que des individus, des familles, des groupes particuliers. Dans cette conception, chacun serait invité à verser en fonction, non de ses facultés, mais de l'utilité ou de la satisfaction qu'il retire de la dépense publique : le paiement de l'impôt représente ainsi l'équivalent d'un prix de marché individualisé. La contribution étant volontaire, la progression des dépenses serait contrôlée et l'équité assurée puisque chacun paie en fonction de la satisfaction qu'il en retire.

… face à la complexité du monde réel

Mais dans un Etat plus étendu, plus peuplé, plus complexe, ceci est difficile voire impossible. Le risque est alors que les contributions volontaires ne rapportent rien, surtout si la confiance dans les dirigeants est très faible. Des enquêtes menées montrent que le consentement à l'impôt est d'autant plus élevé que la perception de la corruption est faible. Du côté libéral, le risque d'échec est aussi élevé. Comme un « passager clandestin », l'individu consommateur aurait intérêt à bénéficier des équipements et des services publics sans en supporter le coût. Le citoyen cède le pas à l'individu calculateur mais si chacun fait de même il n'y aura aucune production ! C'est la justification du caractère obligatoire des impôts. Mais ce caractère obligatoire n'est pas sans problèmes.
Il implique d'abord qu'il n'y ait pas d'impôt sans représentation. Un lien étroit est ainsi établi entre la citoyenneté, les élections et le paiement de l'impôt. Mais dès lors que penser des riches qui se délocalisent pour ne pas payer d'impôts et des étrangers qui paient des impôts mais ne sont pas représentés ? Pour les premiers, comme le propose Jean-Luc Mélenchon, faut-il leur interdire de diriger une entreprise française ou leur appliquer une taxe compensatoire spécifique ? Faut-il priver de leurs droits civiques et élargir ceux des seconds en leur donnant éventuellement un droit de vote? Ensuite les démocraties représentatives connaissent elles-mêmes des limites. La complexité des problèmes et la maîtrise de l'information par le citoyen, le rôle des groupes de pression, les préférences idéologiques et les intérêts propres des dirigeants ne risquent-ils pas de déposséder le citoyen de ses choix au profit de gouvernements de techniciens « post-démocratiques » ? Comment les citoyens peuvent-ils contrôler effectivement l'utilisation de leurs impôts ?

Est-il légitime de prélever ?

Jusqu'à quel point l'État peut-il prélever ? Existe-t-il un seuil au-delà duquel le prélèvement se transforme en spoliation ? Mais spoliation de quoi ? Les courants hostiles à l'impôt avancent deux arguments qui peuvent se recouper : l'argument « propriétariste » et l'argument « méritocratique »

L'argument propriétariste…

Dans cette conception, chacun a une propriété absolue sur ses revenus et son patrimoine : il peut l'affecter à quoi bon et à qui bon lui semble. C'est la thèse des Libertariens influents aux États-Unis et connus aussi sous le nom d'anarcho-capitalistes. Au mieux, l'État ne peut être que minimal, protéger contre le vol, assurer les contrats.., mais au-delà, il est illégitime et viole les droits des individus. L'objection la plus célèbre à la légitimité des prélèvements et à la redistribution est due au philosophe de Harvard, Robert Nozick4. L'argument qu'il avance est « l'Objection Wilt Chamberlain », du nom du joueur de basketball le plus célèbre des États-Unis. Si les spectateurs acceptent de payer un supplément sur le prix du billet, en faveur de Wilt Chamberlain pour le voir jouer, l'État n'a aucune légitimité à prélever sur son revenu supplémentaire, car celui-ci provient d'un « juste transfert », les spectateurs, propriétaires de leurs revenus ayant le droit de le transférer celui-ci à qui ils veulent.

… et sa légitimité historique

La thèse du juste transfert est-elle autre chose qu'une simple justification de l'ordre existant de la répartition ? Pour dépasser cet aspect conservateur, il faut rechercher l'origine des revenus et des ressources dont disposent les individus. Les individus donnent librement à Wilt Chamberlain, mais ce qu'ils donnent provient-il aussi d'un juste transfert antérieur ? Dans les phases précédentes, les revenus peuvent tout aussi bien provenir de vol, de spoliation, de domination, d'esclavage. La situation des Noirs d'aujourd'hui aux États-Unis provient-elle uniquement de justes transferts dans les époques antérieures ? On peut en douter. Aussi Robert Nozick introduit-il une dimension historique : en remontant le temps, jusqu'à l'appropriation initiale de la Terre, il faut examiner dans les étapes antérieures si tout a été fait sous l'angle du « juste transfert ». Sinon, il faut poser un Principe de réparation. Les Noirs d'aujourd'hui doivent recevoir une réparation des Blancs d'aujourd'hui pour les préjudices infligés par les Blancs d'hier aux Noirs d'hier.

Le mérite…

Dans une version plus méritocratique, l'excès de fiscalité est présenté comme une spoliation car le revenu serait le récompense du travail et du talent des individus. Dans le cadre de la fiscalité, la question de l'héritage et des droits de succession joue un rôle décisif. Une société entièrement méritocratique, qui ne récompenserait que le talent et le travail individuel devrait être entièrement égalitariste. Chaque génération devrait partir sur un strict pied d'égalité par suppression complète d'héritage de toute sorte. Tout au moins, il faudrait une politique très volontariste qui redistribue la propriété, le capital et les chances de manière beaucoup plus égalitaire. Le philosophe de la justice sociale, John Rawls, a proposé ainsi deux modèles alternatifs, la « démocratie des propriétaires », dans laquelle la propriété est répartie, et le « Socialisme de marché », dans lequel les grands moyens de production sont propriété collective. Il mène ainsi une critique sévère de l'Etat providence américain qui ne touche en rien aux fondements du pouvoir et de la propriété.

…est-il seulement individuel ?

Mais cette vision reste cependant dans une conception très individualiste de la société. Le processus de production du revenu est un processus collectif. Produire un grain de blé ou faire des progrès de productivité dans sa production est aussi le résultat des dépenses d'éducation, de formation, des laboratoires de recherche, de la contribution des branches de l'industrie, des transports etc. Joseph Schumpeter, le célèbre économiste autrichien, disait que le Socialisme planifié nous rendait meilleurs économistes, mais ajoutait-il, nous y vivrions moins bien. En effet, dans ce cas, le caractère centralisé de la production du revenu global apparaît en pleine lumière, et cette économie qui est une économie d'attribution répartit selon des critères de stratégie économique et de classes. Ainsi, de manière peut-être contre-intuitive, le revenu global d'une communauté n'est pas la somme des revenus individuels que chacun produirait par son travail et son talent. C'est le revenu global qui est premier et qui se distribue ensuite aux groupes sociaux et aux individus. Mais selon quels critères ?

La fiscalité peut-elle être juste ?

Dans un monde idéal, chacun recevrait en fonction de sa contribution effective à la richesse globale. L'ingénieur plus productif que l'ouvrier spécialisé doit toucher plus. Mais pas au-delà du rapport de leurs productivités, car l'écart deviendrait injustifié. Mais cette première répartition doit être corrigée en fonction des besoins, l'ouvrier a peut-être une famille, l'ingénieur peut être célibataire. Assez curieusement cette conception très rationnelle de la distribution se retrouve aussi bien dans les modèles de marché parfait que dans ceux des économies centralisées entièrement planifiées. Mais les sociétés complexes contemporaines sont des sociétés d'héritage, de reproduction, de monopoles.

L'idéal d'une progressivité…

Les Français sont-ils égaux devant l'impôt ? L'immense majorité des gens répondraient « non » à cette question. Mais à une deuxième du type, « qui paie le plus d'impôt en pourcentage de son revenu ? », la réponse serait moins nette. Pour certains, 50% de la population ne payant pas d'impôt sur le revenu, les pauvres ne paient pas d'impôts. Pour d'autres (les mêmes ?), les riches, les talentueux sont écrasés d'impôts et souvent obligés de fuir l'inquisition fiscale française en s'exilant dans des pays comme la Suisse, le Royaume Uni : les artistes, les sportifs, les dirigeants de haut niveau, les chirurgiens, etc. Pour d'autres enfin, ce sont les classes moyennes qui sont victimes de la fiscalité trop lourde. La campagne présidentielle met l'accent sur les dites classes moyennes, chacun accusant l'autre de vouloir sacrifier les classes moyennes « piliers de la démocratie ».
Mais que signifie l'égalité devant l'impôt ? Juridiquement la Révolution française a établi l'égalité devant l'impôt. Mais socialement et économiquement ? Les riches doivent payer plus que les pauvres, car la base d'imposition est plus grande, mais aussi parce que le dernier euro du pauvre à plus d'utilité pour lui que le dernier euro du riche. Aussi si chaque euro prélevé représente un sacrifice pour les deux, si l'on veut égaliser les sacrifices, il faut prélever beaucoup au riche et peu au pauvre. Mais ceci n'indique pas si la fiscalité sera proportionnelle ou progressive. Dans les démocraties modernes, l'idéal de la progressivité est proclamé, mais dans la pratique, dès que l'on quitte le cadre restreint de l'impôt sur le revenu, on constate qu'il n'en est rien.

… qui se heurte à une réalité régressive

Les statistiques sont sans équivoque. Si l'on se reporte encore une fois aux travaux de Piketty, Landais et Saez, les pauvres paient beaucoup d'impôt en fonction de leur revenu et les riches beaucoup moins. Ainsi pour la population des 18-65 ans travaillant au moins à 80% du plein temps, les taux d'imposition sont les suivants en termes individuels en fonction du revenu brut (entre parenthèse les revenus individuels).

Les 50% des revenus les plus bas (entre 1000-2200 euros) …. 40 à 48%
Les 40% des classes moyennes (entre 2200- 5100 euros). …… 48-50 %
Les classes aisées, 10% de la population (> 5200 euros)……. 48- 50 %
Les 1% les plus hauts (>14 000 euros)……………………………… de 45% à 35% (pour les 0,001% les plus riches)

L'idéal de la progressivité de l'impôt devrait conduire à un taux moyen d'imposition croissant avec le revenu. Or on observe une progression faible jusqu'au seuil d'entrée aux 10% des plus hauts revenus. Mais par la suite, le taux moyen baisse ! Les raisons en sont bien connues. L'IRPP a fortement décliné sous l'effet des réductions des taux marginaux et des multiplications des niches fiscales. La CSG qui est de fait le nouvel impôt sur le revenu, a un faux moyen de 8% non progressif. En revanche, les impôts sur les produits ; la TVA, les taxes sur les carburants pèsent plus lourds sur les budgets dont la propension à consommer élevés et pour lesquels les dépenses pré-engagées sont lourdes. Les cotisations sociales ont un effet régressif en faveur du des plus hauts revenus. De même, la taxation du travail est plus lourde que celle portant sur le capital. Celui-ci est d'ailleurs plus mobile géographiquement et bénéficie de la concurrence fiscale que se font les pays européens entre eux.


Dossier de Lucien Orio


Retour vers « Aux Livres Citoyens ! »


Photographie : © Fineas - Fotolia.com


La fiscalité

Aux sources de la pensée

Les Impôts

Enjeux politiques

Les Hauts revenus