Un coup de coeur de Mollat
Rompant cependant avec ses deux romans précédents, dans lesquels ses héros conservaient leur nom original, il a cette fois-ci préféré modifier le nom de son personnage central, sans doute pour se permettre davantage de libertés et effectuer un délicat clin d'œil aux pouvoirs démiurgiques inhérents aux écrivains. C'est ainsi qu'il nous dépeint la vie de Gregor de sa naissance à sa mort avec le même regard attendri, paternel, et clément qu'il aime à adopter avec ses personnages. « Ombrageux, méprisant, susceptible, cassant, Gregor se révèle précocement antipathique » et pourtant, on a bel et bien l'impression qu'il est décidé à tout pardonner à ce personnage complexe, s'attendant bien à ce que les lecteurs en fassent de même.
Au diable sa misanthropie, son hypocondrie, sa folie des grandeurs, ses excentricités - sa passion aussi dévorante que malencontreuse pour les oiseaux, notamment les pigeons, son obsession du chiffre trois et de tous les multiples qui en découlent, sa sainte horreur des bijoux -, Gregor est un être attachant ! C'est à dire que l'on éprouverait presque de la pitié à l'endroit de cet homme à qui sa propre indifférence - et pour la notion de propriété industrielle, et pour l'argent - jouera bien des tours et lui vaudra d'accumuler d'impressionnantes créances.
Comme à l'accoutumée, la prose d'Echenoz est très rythmée. Il tient la cadence de la première à la dernière ligne, refusant de s'attarder sur les détails inutiles. On sent qu'il convient d'être bref, d'aller droit au but, ce qui ne l'empêche nullement de nous offrir de véritables scènes d'anthologie, telles que les circonstances de sa naissance, sa rencontre avec le magnat des finances John Pierpont Morgan, et ses dernières années entouré de pigeons.
Par ailleurs, Echenoz cultive une fois de plus cet humour subtil qui nous ravit tellement et contribue à faire de ses romans de belles pièces d'orfèvrerie. Mine de rien, ce contemporain et rival d'Edison et de Westinghouse aura été l'auteur de plus de sept cent inventions, dont beaucoup ont été attribuées à tort à d'autres scientifiques. Et mine de rien, Echenoz a tout simplement signé une merveille de plus.