Chaque langue charrie avec elle des stéréotypes positifs comme négatifs fruits de notre éducation, de nos expériences ou encore des médias : l’arabe en cela ne fait pas figure d’exception. En même temps en France, comme ailleurs, toutes les langues ne se valent pas. Alors qu’une langue répandue comme l’anglais ou plus « rare » comme le chinois sont valorisées socialement, entre autres dans le système éducatif et sur le marché du travail, le statut de la langue arabe pose question.
L’arabe pour tous s’ouvre sur le constat personnel de Wabil Nakim, journaliste au Monde né au Liban et arrivé en France l’âge de quatre ans : « Quelque part entre mes quatre ans et mes presque quarante ans, j’ai perdu l’arabe en cours de route. […] Et depuis dix ans, je suis paralysé : impossible de parler l’arabe, impossible de ne pas le parler». Une première question se pose, et non des moindres : quand on parle de l’arabe, (de) quel arabe parle-t-on ? L’un des nombreux dialectes du Maghreb, du Machrek ou d'Arabie ? Ou l’arabe littéraire, langue des poètes, des textes sacrés et des élites sans frontières ?
Au fond peu importe puisqu’il semble impossible de parler sans honte une langue qui souffre de connotations négatives : langue de « pauvres », langue de l’étranger et du « communautarisme », langue du Coran et par amalgame de l’Islamisme. Que se passe-t-il quand ces stéréotypes suscitent chez des enfants d’immigrés l'abandon, conscient ou non, de la langue de leurs parents au profit du seul français ? Quelles conséquences cela a-t-il pour eux ? Mais aussi, quelles conséquences pour nous tous ? Metteurs en scène (Mohammed El Khatib),comédiens, écrivains (Kaoutar Harchi), politologues (Hakim El Karoui) journalistes (Nadia Dâam, Karim Rissouli) ou encore anciens ministres (Myriam El Khomri et Najat Vallaud-Belkacem) ce sont autant de personnalités diplômées, cultivées et insérées socialement, autant de visages de la réussite qui racontent les liens complexes tissés de nostalgie et de désir mais aussi de rejet et de honte qu’ils entretiennent avec l’arabe. Tous et toutes ont, comme Nabil Wakim, fait à un moment de leur vie « le même calcul, consciemment ou pas. Celui de s’éloigner d’une langue qui est vécue comme un frein sur le chemin de la réussite. »
Un frein ? Sans doute, mais par pour tout le monde. Parce-que les stéréotypes sur la langue ne semblent pas s'arrêter aux portes de l’école, deux paradoxes s’imposent. Le premier est affaire de chiffres : 3 % des collèges et lycées enseignent l’arabe en France alors qu’elle est la deuxième langue la plus parlée (mais souvent mal maîtrisée) de l’hexagone. Le second renvoie à une réalité sociologique : dans les grandes écoles du pays, l’arabe est une langue de distinction qui ouvre la voie vers les relations commerciales avec la péninsule arabe ou la diplomatie. L’arabe, n’est pas donc pas, pour reprendre le titre de l’ouvrage, le même « pour tous » que l’on soit français né de parents arabophones, enfant d’un riche étranger ou français de parents francophones sur les bancs d’une prestigieuse école française…
Enquête écrite à la première personne, l’Arabe pour tous est un essai salutaire et réjouissant servi par le sens de l’humour de son auteur. En puisant dans son expérience et celle des personnalités citées et en la confrontant aux discours de linguistes, sociologues et autres acteurs politiques ou de l’enseignement, Nabil Wakim fait tomber les préjugés et nous rend libres d’interroger la situation de l’arabe, de ses locuteurs et de ses apprenants mais aussi son avenir avec une nouvelle lucidité.
Mathias Énard, le grand écrivain voyageur et polyglotte qu’on ne présente plus est un passionné des langues. J’y mets ma langue à couper reprend une conférence donnée en 2019 à l’occasion du festival fluvial et itinérant les Passerelles d’Europe. Des langues officielles des États-nations, aux langues minoritaires en passant par les langues de fiction (comme la langue elfique de Tolkien) ou les pidgin (ces langues créés par des marchands de pays différents pour permettre leurs échanges), c’est toute la richesse des langues et de leur évolution à laquelle nous introduit l’écrivain. Autour de la question de leur naissance et de leur mort, deux rêves se dessinent : celui d’un retour à la langue unique, pré-babelique dont l’Esperanto est une des manifestations et celui de préserver coûte que coûte la diversité des langues. L’un et l’autre portent en eux, en fin de compte, des conceptions différentes de ce qui nous constitue en tant qu’humanité. Et c’est tout le talent de Mathias Énard que de brosser avec savoir et clarté un tableau de l’état de notre rapport aux langues en une petite soixantaine de pages. Des questions du public ayant assisté à la conférence les prolongent et permettent de les éclairer ou de les approfondir dans une seconde partie.