Un coup de coeur de Mollat
Avec l'étonnante tournure d'esprit et l'art de la démonstration auxquels il nous a habitués, l'auteur du célèbre essai Comment parler des livres que l'on n'a pas lus ? réécrit son histoire en prenant l'année 1922 (c'est-à-dire celle qui a vu la naissance de son père) comme point de départ, de façon à être un jeune homme, alors étudiant en classe préparatoire littéraire, au moment où la France capitule. Sous-tendu par la question de savoir pour quel camp il aurait opté, de celui des collaborateurs ou des résistants, cet essai se présente avant tout comme une réflexion ontologique sur l'Homme et sur les différents choix qui peuvent se présenter à lui. Parmi les notions sur lesquelles il échafaude sa réflexion, on retiendra surtout celle de bifurcation et de personnalité potentielle. "L'être humain ne se compose pas exclusivement de ce qu'il est dans le contexte historique et géographique où il est né, mais [...] il comprend également ce qu'il aurait pu être s'il s'était trouvé dans une situation différente, et en particulier dans une situation de crise violente, la plus à même de révéler, en le portant à ses limites, ce qu'il est véritablement." .
Davantage intrigué par la figure de résistant que celle du bourreau dans la mesure où il est plus facile de donner libre cours à ce que l'on a de pire en soi que de faire ressortir le meilleur, l'auteur étudie les conditions nécessaires à tout action de résistance ainsi que les obstacles à surmonter. Pour ce faire, il s'appuie sur des lois scientifiques dégagées par des psychologues et des spécialistes du comportement (notamment l'expérience de Milgram sur le devenir-bourreau ou le devenir-résistant, qui s'est aussi avérée particulièrement probante concernant la soumission à l'autorité ou encore celle de Solomon Asch sur le conformisme de groupe), sur des situations comparables et sur des indications fournies par le comportement de sa famille. Comme à l'accoutumée, son propos est abondamment illustré par des exemples empruntés à divers domaines, tels que le cinéma, la littérature, et l'Histoire du XXe siècle. Les Bordelais seront d'ailleurs particulièrement sensibles au récit de l'action de résistance mené par Aristides de Souza Mendes, ce consul du Portugal qui s'était opposé à une directive de Salazar en délivrant des dizaines de milliers de visas à des réfugiés en 1940.
S'il insiste bien sur le fait que sa démarche est avant tout personnelle dans la mesure où ce qu'il fait de son "personnage délégué" n'engage que lui, Pierre Bayard déjoue une fois de plus les lois de la logique pour nous inviter à penser en dehors du cadre. Et force nous est de reconnaître qu'avec lui, c'est un peu comme avec Lao-Tseu et le rêve : on en arrive souvent à douter de l'endroit où se situe la limite entre fiction et réalité, et à se demander de quel côté on se situe...
Pour aller plus loin, n'hésitez pas à découvrir les autres variations de Pierre Bayard sur des paradoxes a priori insolubles, à commencer par Comment parler des livres que l'on n'a pas lus ?, Comment parler des lieux où l'on n'a pas été ? ou encore Le plagiat par anticipation. Mais son dernier livre est également l'occasion de se plonger dans la lecture de Un si fragile vernis d'humanité de Terestchenko ou dans celle de Mémoire du mal, tentation du bien, de Todorov.