Un coup de coeur de Mollat
C'est un livre tout fin qu'une poche intérieure peut accueillir, un livre si fin qu'on pourrait craindre que le souvenir s'en dissipe aussitôt lu, c'est une lettre, surprise dans le courrier d'un vieux philosophe qu'on n'est pas sûr de connaître, et qu'une nécessité a transformé en un livre, un livre si fin que vos yeux ont peut-être glissé dessus. Cette nécessité, c'est l'amour, ce fameux sentiment autour duquel on tourne, on vire, on revire, après lequel on soupire, mais qu'on n'épuise jamais avant qu'il ne vous ait épuisé. André Gorz, qui a choisi de disparaître il y a quelques mois, était un penseur, un polémiste, un journaliste, écologiste avant l'heure, militant de toujours, un être qu'on aurait hésité à traiter de sentimental tant ce mot est suspect chez ceux qui font profession de penser. Au soir de sa vie c'est pourtant l'amour qui a semblé justifier sa vie tout entière, un amour tellement vif que le monde devait savoir : cinquante ans à s'aimer passe comme une flèche. D. est désormais octogénaire, elle est malade depuis si longtemps que le mot souffrance semble avoir été inventé pour elle mais celui qui l'a épousée en 1949 retombe régulièrement amoureux d'elle. C'est ce qu'il va nous raconter en 80 pages cristallines et jamais mièvres, recherche d'un temps perdu et d'une éternité, questionnement de soi-même et de l'Autre sans réponse assurée. Bien sûr, il avoue que « sur le papier il était capable de montrer que l'amour est la fascination réciproque de deux sujets dans ce qu'ils ont de moins discible, de moins socialisable, de réfractaire aux rôles et aux images d'eux-mêmes que la société leur impose, aux appartenances culturelles » mais qu'au bout du compte « il est impossible d'expliquer philosophiquement pourquoi on aime et veut être aimé par telle personne précise à l'exclusion de toute autre » Cette impossibilité majeure, ce sens qui échappe sont au cœur de ce petit livre d'amour porté par la certitude que ce sentiment justifie une existence : « Je prétends parler de toi comme de la seule femme que j'aie aimé d'amour et de notre union comme de la décision la plus importante de nos deux vies. » Il n'est jamais trop tard pour dire sa flamme, André Gorz nous le prouve avec infiniment de pudeur et de vérité, sans s'épargner. On lit ces pages légèrement envieux certes mais totalement conquis, car chacun n'a-t-il pas souhaité dire un jour : « Tu es l'essentiel sans lequel tout le reste, si important qu'il me paraisse tant que tu es là, perd son sens et son importance » ?