Un coup de coeur de Mollat
Placé sous l'invocation de saint Thomas Bernhard avec cette phrase tirée de Gel ("Les liens du sang peuvent devenir subitement irréparables."), ce bref roman, un premier, vous saisit très vite par son ton, son parti pris de tutoyer la protagoniste nous obligeant à interroger le narrateur : qui parle ? Est-ce nous lecteur que l'on oblige à prendre parti, à affronter cette victime pour s'en prendre à ses masques ? S'agit-il du miroir de cette femme qui à l'instar des contes cruels se met enfin à dire la vérité ? Est-ce encore le lent chemin intérieur d'un être qui se révèle à lui-même ? Les lecteurs de notre rayon (et d'ailleurs) se partagent déjà sur le sujet, témoignant d'une part de notre ferveur devant ce roman et d'autre part de sa richesse d'interprétation. Mais revenons au sujet proprement dit. Face à nous une femme que nous allons découvrir peu à peu, elle porte sans fin le deuil d'un fils mort adolescent : de page en page, son portrait prend du relief et se nuance, il vieillit et se creuse tandis que l'image du fils devient plus complexe, qu'apparaissent les raisons de sa disparition. Fidèle à un tempo impitoyable (une sorte de boléro lancinant et sombre) qui est la grande réussite de ce livre, l'auteur démasque cette victime devenue le monument de sa propre douleur, qui se contemple souffrir, qui élève son martyr en raison de vivre, oubliant ses enfants ou les accusant de négligence, écartant un mari devenu inutile, revisitant sans fin ses souvenirs, les souvenirs de ces souvenirs, interrogeant les intentions des uns, les silences des autres, fouillant dans les lieux - la chambre du garçon est restée inviolée - comme dans une mémoire qu'il faut en permanence revisiter, parcourant ce "monde désert" qu'est devenue la vie. Le crescendo final, cette pente qui descend, il nous est impossible de ne pas nous y laisser entraîner. On sort de L'inconsolable groggy, stupéfait de cette rencontre avec ce personnage "irréparé" qu'une jeune romancière dont on ne sait rien, sur laquelle il n'y a heureusement peu à dire (mais que l'on voudrait volontiers rencontrer*, un peu inquiets tout de même de l'acuité de son regard), vient de créer devant nous. Qu'il est consolant de commencer l'année avec un si beau livre...
*Rencontre avec l'auteur en mars à la librairie Mollat : venez nombreux !