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André du Bouchet, ciel qui prend feu

Publié le 21/06/2011
André du Bouchet, l'un des plus grands poètes d'après-guerre, est à l'honneur dix ans après sa disparition le 19 avril 2001 : les éditions Le Bruit du temps lui rendent un triple hommage qui met au jour ses écrits multiples (essais, notes, traductions).
A l'instar de bon nombre de poètes de sa génération (Yves Bonnefoy, Philippe Jaccottet), André du Bouchet a traduit des poètes allemands et russes (Hölderlin, Mandelstam, Celan), un roman de l'Américain Faulkner, ainsi que Joyce, ou encore deux pièces de Shakespeare dont l'introuvable Henry VIII que Le Bruit du temps donne à (re)lire en version bilingue.

Parallèlement à la rédaction d'une vingtaine de recueils et de monographies d'artistes peintres, du Bouchet a tenu presque quotidiennement des carnets de notes qui rythmaient ses marches dans les paysages du Vexin puis de la Drôme. Non destinés à être publiés, ces ensembles connurent pourtant deux parutions du vivant de l'auteur : la première version couvrait les années 1952 à 1956 grâce à la transcription de Michel Collot sous le titre Carnets (Plon) suivie de la deuxième et troisième livraison Carnet (en 1994), Carnet 2 (1998) et Annotations sur l'espace non datées (2000) chez Fata Morgana. En 2011, Clément Layet propose de nous faire découvrir les carnets de jeunesse tenus entre 1949 et 1955, années qui correspondent à la formation intellectuelle de du Bouchet de retour d'exil aux États-Unis suite à la débâcle de 1940 qui le marqua définitivement. Le jeune homme de tout juste vingt ans tente alors comme tant d'autres de survivre dans le chaos tout en intégrant dans son travail qui émerge peu à peu de ses notes éparses le vacillement de la catastrophe endurée car « tout a été dit/mais il faut sans cesse le répéter/comme on respire » (1951). Dans ce laboratoire de la création, André du Bouchet forge sa poétique qui tente de saisir l'intact secret de la nature parcourue et livre le moins possible de soi, préférant la rencontre avec les éléments et les sensations qui en découlent : l'eau, le froid mais avant tout le feu (Dans la chaleur vacante en 1961 ; Où le soleil en 1968) et le vent (Air, son premier recueil en 1951 ; Retours sur le vent en 1995). Alors que chaque fragment arraché au réel est consigné avec sa date exacte, le poète semble progressivement s'absenter, comme si toute allusion biographique ou topographique devait s'effacer dans l'air devenu du coup plus respirable, car délesté de tout impératif à dire, excepté le silence et la profusion du monde, comme en témoigne cet extrait du recueil Ici en deux, troisième recueil d'André du Bouchet à paraître le 23 juin dans la collection Poésie/Gallimard : « neige. glace. eau. si vous êtes des mots, parlez ». Ses notes contiennent déjà toute la force éruptive des vers en cours ou à venir, et doivent être goûtés en tant que poèmes à part entière, pour la beauté de leur surgissement :
« il imprime à chaque mot
une caresse de coquelicot » (1949)

« mon cahier ouvert
est la dernière chose éclatante

comme un massif de fleurs blanches
                                   et de cris » (1953)

Il arrive qu'au détour de ces fulgurances apparaissent des réflexions d'une remarquable justesse sur cette poésie en marche, cet art « irréalisable », « seul ce qui ne peut pas être dit autrement » (1952), également leitmotiv d'une « lampe blanche toujours allumée » en plein jour (1953). Ses illustres aînés ou poètes contemporains sont de perpétuels repères qui l'accompagnent dans son cheminement : Hölderlin, Baudelaire, Hugo, Rimbaud, sans oublier ses amis Pierre Reverdy, Francis Ponge, René Char et les peintres Giacometti et Tal-Coat.

Ces artistes font l'objet d'une deuxième publication au Bruit du temps sous le titre Aveuglante ou banale puisqu'André du Bouchet leur consacra de véritables études souvent publiées en revues et/ou prononcées lors de conférences entre 1949 et 1959. Au-delà d'un témoignage d'une richesse exceptionnelle sur la poésie, le lecteur ne peut qu'être frappé par l'écho que ces essais (quelquefois sous forme d'ébauches) renvoient sur la poésie de leur auteur, comme si parlant de la transparence ou du feu dans les dizains de Maurice Scève (pour prendre l'exemple d'un lointain poète peu connu du XVIe siècle) ou du geste suspendu chez Giacometti, c'est aussi l'art poétique d'André du Bouchet qui s'élaborait pour lui d'abord et qui prend sens cinquante ans plus tard sous nos yeux.

En guise de conclusion, rappelons combien Dans la chaleur vacante a marqué (et marquera) des générations de lecteurs : depuis sa parution en 1961, ce mince recueil n'en finit pas de déconcerter, tant par sa justesse inoubliable que par l'obscurité d'un sens qui se dérobe et la disposition inédite des mots sur la page qui laisse apparaître des plages de blancs. Vides tour à tour inquiétants ou trouées de ciel laissé apparent, ils transmettent à la lecture (sonore ou intérieure) l'air et la lumière du paysage embrassé par le marcheur, tout en donnant à voir l'invisible travail de création et de dénuement (qui est aussi dénudement, tant sa poésie est économe) du poète effacé, face au langage et au monde. Une note d'un cahier en octobre 1951 (« j'écris aussi loin que possible de moi/à bout de bras ») retranscrite dans Une lampe dans la lumière aride résonne désormais avec un poème de Dans la chaleur vacante. Intitulé « Météore » dix ans plus tard, il commence alors par un éloquent silence typographique interrompu, à la toute fin de la page, par cet éblouissant tercet :

« L'absence qui me tient lieu de souffle recommence à
tomber sur les papiers comme de la neige. La nuit
apparaît. J'écris aussi loin que possible de moi. »