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La rentrée sera lacanienne

Publié le 30/07/2013
A l'occasion des trente ans de la disparition de Jacques LacanLe 9 septembre 1981. Trente ans donc que Jacques Lacan nous a quitté. L'anniversaire de sa mort se marque en cette rentrée des livres d'une actualité éditoriale exceptionnelle.
Mieux encore : la librairie Mollat en fait un événement en invitant Jacques-Alain Miller à venir le samedi 10 septembre présenter le triptyque qui en fait toute la sève, avec la sortie simultanée de ...ou pire, le livre XIX du séminaire de Lacan, Je parle aux murs, trois conférences données à l'hôpital Sainte Anne la même année. Enfin, une Vie de Lacan, très attendue, écrite par Jacques-Alain Miller lui-même.

Dans le neuvième et dernier numéro de la revue « Le Diable probablement », intitulé « Pourquoi Lacan » - sans point d'interrogation –, diverses personnalités du monde intellectuel et artistique sont interviewées sur leur rapport au psychanalyste (Pierre Michon, Catherine Clément, Jacques-Alain Miller, François Cheng, Eliette Abecassis, Roland Castro, Benoît Jacquot, Judith Miller et d'autres encore). Philippe Sollers, lui, expliquant pourquoi il n'aurait à l'époque manqué pour rien au monde une séance du séminaire, s'interroge de la sorte : « Qu'est-ce qu'on dit quand on dit que Lacan est mort ? » La question de l'écrivain interpelle le sens même du geste commémoratif.

Or, loin de toute satisfaction nostalgique pour l'éclaireur du retour à Freud, il s'agit plutôt de se laisser inquiéter joyeusement par la subversion toujours plus actuelle de son enseignement. D'autant plus qu'à lire ces nouveaux fruits, ce séminaire, ces conférences, on mesure combien il a su penser, voire prédire de manière étonnante certaines transformations de notre temps. Lacan-Nostradamus ! Cette boutade de Jacques-Alain Miller ne fut pas évoquée pour rien.

…ou pire est le séminaire où monte au frontispice de la psychanalyse le fameux théorème : « Il n'y a pas de rapport sexuel ». Logique et mathématique à l'appui, Lacan le déplie pour rendre compte d'un fait, irréductible et qui fait le sel de la vie : entre l'homme et la femme, la rencontre est fondamentalement manquée. Rien ne la programme, ne l'harmonise. Le rapport qui ferait leur commune mesure ? Impossible. Une essence valant pour chaque genre ? Une identité sexuelle, normale ou pathologique, coulée dans le marbre de la Nature ou les combinaisons d'un génome ? Comme la fourmi de Robert Desnos, ça n'existe pas. En amour, chez l'animal parlant il n'y a que des cas singuliers, tous différents, des mal-foutus et du bricolage. Face à la montée au zénith social de l'objet de la pulsion vendu à tour de bras par le discours capitaliste, Lacan annonce ce symptôme d'une solitude nouvelle de l'être parlant. Chacun isolé avec sa jouissance spécifique. D'où cette autre formule qu'il promeut : « Y a de l'Un ».

Lacan repense entièrement la psychanalyse avec cette thèse, celle du Un-tout-seul. La figure du père n'épate plus la famille et tombe de son piédestal. Lacan n'en attend pas un retour d'autorité du père fouettard, et ne croit pas non plus au bonheur dans la jouissance des hédonismes contemporains. Le Symbolique, la valeur sacrée de l'Autre, du langage, les grandes valeurs, le mariage, se réduisent à des semblants inventés pour colmater un trou dans le réel. En un sens, Lacan annonce avant l'heure La vie liquide du sociologue Zygmunt Bauman.

Dernière page de …ou pire, Lacan se fait visionnaire et de mauvaise augure : « Le terme frère est sur tous les murs, Liberté, égalité, fraternité. Mais je vous le demande, au point de culture où nous en sommes, de qui sommes nous frères ? » Et de conclure d'une phrase : « Puisqu'il faut bien tout de même ne pas vous peindre uniquement l'avenir en rose, sachez que ce qui monte, qu'on n'a pas encore vu jusqu'à ses dernières conséquences, et qui, lui, s'enracine dans le corps, dans la fraternité du corps, c'est le racisme. Vous n'avez pas fini d'en entendre parler ». Cet avertissement date de 1972…

Pour agrémenter cette lecture – ce qui suppose qu'on ose lire Lacan, seul moyen un peu sérieux de pouvoir en dire quelque chose -, on goûtera également avec délectation Je parle aux murs, petit volume du Seuil où Jacques-Alain Miller a regroupé trois séances du séminaire parallèle « Le savoir du psychanalyste », que Lacan effectua la même année dans les murs de la chapelle de l'hôpital Sainte Anne. Enjoué et déroutant, il s'adresse aux jeunes internes en psychiatrie pour leur parler du savoir et de l'ignorance.

Autre événement. Depuis trois décennies, Jacques-Alain Miller n'a quasiment rien dit sur l'homme Lacan, tout attaché à en établir l'œuvre et à en expliquer les arcanes dans son cours. Les concepts et non la personne. Transmettre ses mathèmes, s'en servir, et non les détails du bonhomme. Jusqu'en ce mois d'août 2011 où il annonce ceci : « Jacques-Alain, tout et n'importe quoi a été dit sur la personne de Lacan. Tu as été sans réagir pendant trente ans, pourquoi réagir maintenant ? – Parce que, dit l'ecclésiaste, “il y a un temps pour toute chose. Il y a un temps pour se taire, et il y a un temps pour parler.” De mon point de vue, toutes les anecdotes sur Lacan sont vraies, même celles qui sont fausses. Que chacun parle de lui comme il l'entend, c'est très bien. La seule différence, c'est que, maintenant, au lieu de la boucler, moi aussi je parle. Et ce n'est qu'un début ! Je commence un feuilleton ! » Ainsi débute sa Vie de Lacan. Refusant le poids de servilité propre à tout biographe, comme pouvait l'évoquer Lacan, l'auteur s'inspire d'un Plutarque et du style antique de ses Vies parallèles.

L'enjeu : transmettre ce qu'a été l'éthique de sa vie, la force de son désir pour ce qui l'a animé jusqu'au bout. Le résultat : une écriture flamboyante où l'on découvre comment Lacan s'adressait à un garçon de café, ce qui faisait sa révolte, pourquoi il roulait si vite en voiture, son rapport au passé, aux jeunes, à la Résistance, l'objet qu'il gardait toujours dans la poche de sa veste… L'effet : garanti. Ce qui fait passer au final, ni plus ni moins, qu'un style de vie. Celui d'une exception.

A l'heure où les discours du management, du chiffrage généralisé de l'existence, du scientisme du tout-cerveau, dictent ce que doit être l'humain, voilà des textes qui tombent à point nommée pour aiguiser notre boussole. Pour notre présent… et l'avenir.


Rodolphe Adam
Psychanalyste, membre de l'École de la Cause Freudienne

Bibliographie lacanienne