Un coup de coeur de Mollat
Avec Ethan Frome, Edith Wharton a sans aucun doute imaginé l'une des plus belles de la littérature du XX° siècle, ce que la nouvelle traduction que nous offre Julie Wolkenstein chez P.O.L. à un prix fort modique, nous confirme avec éclat. Amour rude dans des paysages sévères, personnages frustes qui n'avouent pas facilement : les ingrédients de l'histoire sont ténus mais la construction de l'intrigue, qui nous propose l'épilogue dès les premières pages sans nous donner le ressort profond, est habile. Ethan vient tous les jours à la même heure acheter le journal avant de regagner le misérable domaine où sa famille achève de croupir depuis quelques décennies, et il a vite fait d'intriguer le narrateur de cette histoire que troublent les rumeurs à son sujet : d'où lui viennent ce corps détruit et ce silence taciturne ? Une tempête de neige va entrouvrir une brèche dans cette abîme de douleur et il faudra une nuit à Frome pour se raconter, enfin : dire la tranquille horreur d'un mariage sans grâce avec une femme hypocondriaque et amère, évoquer l'apparition à la ferme de Mattie, jeune cousine désargentée qui ravage, en douceur, le cœur sans aventure du jeune homme, nous faire vivre, jours après jours, puis heures après heures, la maturation de l'amoureux que gagne la panique passionnelle et qui n'entrevoit plus que la fuite, définitive, pour connaître enfin l'assouvissement et la liberté. Mais comme la terre est dure avec ceux qui tentent d'en faire naître d'hypothétiques richesses, le destin n'est jamais avare de ses ironies les plus sombres. Aussi fruste que soit Ethan Frome, il sent se lever en lui un vent puissant qui balaie sa morale, ses préventions, ses doutes. Aussi jeune que soit Mattie elle se sent de taille à affronter l'opprobre qui sanctionnera sa séduction naturelle.
Avec un art incroyable de la suggestion et une écriture toute en tension, Edith Wharton a gravé dans le granit le plus austère une romance inoubliable, anéantissant à sa manière des siècles de clichés amoureux.
Julie Wolkenstein a pris de toute évidence plaisir à redonner vie à ce chef- d'œuvre qui, grâce à elle, va saisir le cœur d'une nouvelle génération.