La narratrice part visiter le camp de concentration d'Auschwitz-Birkenau. Puis elle raconte les dates clés de la vie d'une femme, Lina H., et de son mari Reinhard, entre 1925 et 1945. Elle s'efforce de déterminer qui est ce Reinhard et son rôle durant la Seconde Guerre mondiale, tandis que la dernière partie est consacrée au voyage de la narratrice sur les lieux où Lina a vécu sa jeunesse. ©Electre 2024

Ce que nous sommes

Lina H. devait se poser des questions en voyant rentrer un mari physiquement et nerveusement épuisé au-delà de ce qui est normal au bout d'une journée de vingt heures ou d'une tournée d'inspection sur la moitié du territoire. Ses mémoires démontrent qu'elle gardait ces questions pour elle ou, plus vraisemblablement, qu'elle avait appris à le faire par la force des choses. Il est des hommes qui se refusent à tout commentaire sur leur vie professionnelle lorsqu'ils réintègrent le cadre familial, même lorsque leurs occupations sont des plus innocentes ; Lina savait également que le secret d'État pesait sur certaines des activités de Reinhard ; cela devait lui suffire. Il était déjà assez difficile de prendre sur elle pour supporter les heures de solitude, ce qu'elle ne fit pas toujours de bon gré ; de veiller à ce que Reinhard, qui ne s'était jamais soucié convenablement de lui-même, ne manquât de rien physiquement et moralement ; d'accepter avec philosophie ses accès de susceptibilité et de mauvaise humeur ; de reposer enfin au côté d'un homme dont, par l'étrange osmose de la vie de couple, la tension nerveuse s'était communiquée à elle au point que le sommeil lui échappait, alors même qu'il s'était détendu et dormait du sommeil des justes.

À beaucoup d'égards, Lina et moi nous reflétons l'une l'autre. Elle était belle et sûre d'elle, moi non. Je rêve, elle agissait. Elle aimait rencontrer les autres, j'ai longtemps dû me forcer à ne pas les éviter. Tout comme Lina, j'ai soudé ma vie à celle d'un homme et je sais aller à l'essentiel. Cela nous a valu à l'une et à l'autre des complications et des éblouissements.

Mais quelque chose nous sépare pour de bon. Entre nous, il y a une différence d'âge de plus de cinquante ans, lourde de conséquences dans la région du monde que nous avons habitée, moi en France, elle en Allemagne. Lina a participé à la grande Histoire, et joué un rôle dans la création du lieu qu'en touriste je suis sur le point de visiter, Oswiecim-Brezinka, qu'on nommait à l'époque Auschwitz-Birkenau. C'est bien pour cela - et pour nulle autre raison - que Lina n'est pas moi, et que je vais où Lina n'est jamais allée.