Daniel a grandi avec son infirmité. A 48 ans, il part dans un monastère perdu de la montagne libanaise pour y retrouver le seul amour intact de sa vie. Au monastère personne ne veut lui répondre, il se met alors à écrire pour raconter son voyage... ©Electre 2024

J'ai beau essayer de faire semblant, de me donner des airs de dur, d'ajuster ma démarche ou le trémolo de ma voix, je ne réussissais guère à la dissimuler très longtemps, cette tare que tu as mise sur moi depuis le commencement. Je me suis pourtant exercé des années entières, avec assiduité, avec obstination, et j'ai finalement compris comment jouer la comédie à chaque seconde, marcher le galbe en avant, dilater les épaules et raidir les bras, finir la phrase sans chantonner, dormir dans mon lit sans m'enrouler sur moi-même et sourire comme un nouveau-né, me tenir à table, manier le couvert, lever mon verre sans obliquer, rester droit, le regard superbe et triomphant. J'ai bien appris qu'il ne faut surtout pas se sentir à l'aise, en bonne compagnie, parce que c'est à ce moment-là que l'on se contrôle le moins, que l'attention se relâche et que la nature monstrueuse revient. Ce qu'il faut, c'est rester aux aguets, froncer les sourcils, feindre la gravité, le grand silence des forts et des aryens. Oui, parler et marcher le moins souvent possible, étouffer ses mots, sa pensée, et surtout, ne jamais, ne jamais gesticuler, pour prévenir ta déception, papa, votre déception à tous. Le scandale d'être mal né.

Daniel grandit avec son infirmité qu'il traîne au gré des étreintes, dans l'espoir de revivre l'instant magique de ses douze ans, le seul amour intact de sa triste existence. Aujourd'hui, près de trente-six ans après, il arrive dans un monastère perdu de la montagne libanaise, persuadé d'y trouver le visage chéri de son enfance. Mais personne n'est prêt à l'aider car, tout simplement, on fait silence au monastère. Il ne lui reste qu'à écrire pour raconter son voyage dans le tourbillon du désir.

Le résultat est époustouflant de force, de beauté, de courage, mais aussi de grande tristesse, dans des contrées aux accents baudelairiens, dans un monde labyrinthique dont ce roman semble être un premier pas sur le chemin sinueux, tortueux, rocailleux, qui mène à la sérénité.

Michel Hajji Georgiou, L'Orient Le Jour