En pleine séparation, les parents de Lucien décident d'éloigner leur fils chez les grands-parents maternels qui, effrayés par ce divorce, comptent réconcilier les familles en partant visiter les grands-parents paternels. L'enfant subit néanmoins un choc et doit apprendre à nouer des relations humaines satisfaisantes, en dépit de ses soucis et de son obésité. Premier roman. ©Electre 2024

Les dégénérés

« Je m'agrippais à l'instant pour bien le savourer car je savais qu'hélas ça ne durerait pas, qu'une monumentale colère allait bientôt s'emparer de maman lorsque le souvenir des trahisons se replacerait bien en face de sa mémoire, mais, avant ce revirement, j'étais suspendu dans un état de grâce où tout était encore possible, et me demandais si tout le sel de l'existence ne résidait pas précisément dans l'éventuel. »

Lucien me fixait d'un air dur et buté, il faisait l'hostile par habitude mais s'intéressait vivement à ce qu'on racontait sur sa petite personne, il était comme tout le monde : « Pourquoi t'as écrit un livre sur moi, hein ? Tu veux m'humilier toi aussi ? » J'affichai aussitôt un air 80 % triomphal 30 % condescendant, déjà mes pensées s'agrégeaient en faisceaux prêts à crucifier ce gros corps d'arguments aussi rationnels qu'imparables, mais ce n'est pas ce que le gosse attendait, je le savais bien, tout adulte que j'étais. Alors je fus contraint de lui exposer les raisons véritables : « Écoute Lucien, je vais pas passer par quatre chemins, tu me connais, je suis cash ; mon enfance a été moins pénible que la tienne, c'est un fait, n'empêche que Jules Vallès, Jules Renard et, je dois bien le confesser, l'auteur de Vipère au poing m'ont aidé à tenir le coup. D'une certaine façon, sans eux, j'aurais poussé de travers. Je vais te confier quelque chose : on reste un môme toute sa vie. J'en conclus qu'on n'écrira jamais assez sur l'enfance ». Je n'aimais pas du tout mon petit ton faux et sentencieux mais, n'est-ce pas, j'étais lancé... « Tu parles comme l'onde Jeannot quand il vient m'expliquer la vie en se finissant à la Suze, on est obligé de devenir comme ça une fois adulte ? » J'allais lui déployer ma conception cyclique, sisyphéenne, des choses, mais ce con s'était mis à feuilleter méticuleusement son histoire. Comme je l'interrogeai sur l'ordre extrêmement curieux suivant lequel il procédait, Lucien m'exposa sa méthode : « Moi, je pioche quatre lignes toutes les six pages, au bout de treize fois je sais si le bouquin est bon. C'est l'algorithme de Sheldon, tu connais ? » J'avais pas ouvert la bouche qu'il avait déjà bondi dans le frigo pour « s'envoyer le restant de tourte » devant NRJ 12. Voilà, c'était exactement Lucien.