Un coup de coeur de Karine G.
Le talent de Pagan, c’est avant tout une plume incomparable, trempée dans l’encre noire de l'amertume, comme un blues entêtant. Le début donne le la : une garde à vue, un 31 décembre pluvieux, l'année finissante, le crépuscule qui tombe...
Un extrait, pour vous donner idée de l'ambiance et du style : Par la fenêtre du bureau, on voyait de grandes calendes de pluie balayer le parking. Elles se déplaçaient d'Ouest en Est avec une férocité mal contenue. On sentait qu'elles venaient de loin, et qu'elles n'étaient pas près d'arriver au bout de leur voyage, de l'autre côté des choses. Elles étaient froides et sans mémoire. C'était le soir, déjà les néons s'étaient allumés, de même que l'éclairage public et le lendemain était férié. Au loin, sur la rocade, les voitures roulaient au pas dans les grands éclaboussements sanglants de leurs feux de stop. C'était le soir, c'était le dernier jour de l'année et le lendemain serait le premier de l'année suivante. On sentait dans l'Usine comme un ralentissement, une baisse de tension, une sorte d'abandon tacite, on sentait bien qu'on allait fermer et que tout redeviendrait bientôt silencieux, sombre et désert et livré à la nuit.
"L'Usine" – tel est le surnom du commissariat – où le lecteur plonge de l'intérieur dans le quotidien des flics, les talonnant sur le terrain, suivant la progression et compte-rendu des enquêtes, le travail en équipes, les séances d'interrogatoire, et aussi les rivalités, les affrontements hiérarchiques ou les détestations personnelles... On flaire le vécu, la brutalité de la réalité, l'expérience rendue au vif de l'écriture - l'auteur a passé 25 ans dans la police, inspecteur divisionnaire, chef de la nuit à Paris.
En prélude de l'intrigue, une photo, le portrait d'une femme que l'inspecteur Meunier soumet à un dealer, qui refuse de se laisser tirer les vers du nez et se borne à le renvoyer à un de ses collègues, Schneider, chef du Groupe criminel (personnage qui apparaissait déjà dans La mort dans une voiture solitaire et dans Vaines recherches). Pour l'heure, celui-ci n'est pas joignable car il s'apprête à se rendre à une fête donnée par Monsieur Tom, ancien avocat d'Assises influent reconverti dans les affaires, inquiet de la disparition de sa fille. Charles Catala, son adjoint, dépose Schneider chez Bubu Wittgenstein, notoire trafiquant de bagnoles, qui bénéficie de hautes protections, à qui il a décidé d'emprunter une Lincoln Continental 1969 pour aller à la soirée costumée. Les personnages sont à peine esquissés que le tempo s'accélère, happant le lecteur : ce même soir, au lieu de rester avec sa femme Minnie, juge de métier, qui allaite leur bébé, Meunier ressort dans la rue, dans la nuit, sans se douter qu'il ne rentrera jamais, tandis qu'au détour d'un piano Schneider va tomber amoureux d'une femme...
N'en disons pas plus, suspense oblige, si ce n'est que Pagan entremêle en virtuose les sombres et forts thèmes de la mort, de l'amour, les noirs desseins des hommes, leurs vies, leurs espoirs et leurs destins, jusqu'aux ultimes notes de la dernière page qui résonnent comme du blues à l'état pur.