Un coup de coeur de Véronique M.
Ancien maquisard pendant la Guerre, veuf depuis 6 mois (sa femme Jeanne a disparu dans un accident de voiture), l’inspecteur Marlin noie son chagrin dans les vapeurs de son whisky préféré et parmi les volutes de ses cigarettes, s’enfermant dans son studio du quartier de Batignolles en compagnie de la musique jazz qu’il affectionne et de son chat Duke. Après une bavure, il est muté à la Brigade Criminelle (autrement dit, le fameux 36 Quai des Orfèvres) où une sale affaire de crime passionnel va réveiller d’autres fantômes... insoupçonnés. Une jeune femme est retrouvée égorgée et mutilée près de la gare de Wagram, et un mystérieux tatouage de menottes dans son dos va permettre de l’identifier : la victime s’appelle Audrey Mésange, autrefois orpheline, confiée à l’Assistance publique et devenue prostituée avant de devenir la seconde épouse du très respectable Maurice Flanquart, patron d’une entreprise prospère de BTP œuvrant dans la construction d’infrastructures nouvelles, telles l’autoroute A6. Aidé par son supérieur le doux et discret commissaire Baynac ainsi que par une jeune journaliste de l’AFP Charlotte Saint-Aunix, Marlin va peu à peu découvrir un univers clos et corrompu où les ombres passées et présentes peinent à recouvrir les cendres fumantes d’un gaullisme flamboyant cultivant les actions secrètes du SAC, Service d’Action Civique qui officiellement protégeait le général tout en trempant dans l’argent sale, les magouilles politiques, voire le crime…
Amoureux de Paris à l’instar de son personnage « viscéralement urbain » qui parcourt sa ville de rades en fameux clubs de jazz, passionné autant d’histoire, de philosophie, de sociologie que de musique et de poésie, Xavier Boissel oscille entre le tempo d’une enquête classique qui dissèque patiemment et minutieusement une vérité effroyable (dans le pur style Léo Malet ou Simenon) et un rythme plus syncopé dans la lignée du roman noir au vitriol qu’il affectionne. A l'instar de Raymond Chandler (Philippe Marlin n’est pas sans rappeler un certain Philip Marlowe), Dashiell Hammett, James Cain, David Goodis, et plus récemment Manchette, James Ellroy ou encore Jérôme Leroy, Domnique Manotti ou encore Hervé Le Corre, tous nous révèlent l’envers d’un décor que certains s’attachent à nous rendre nostalgique. Ranimant une réalité tronquée qui n’omet pas les surprises de l’enquête et le plaisir de la langue - entre argot des dialogues et la beauté des citations - ce roman nous emporte dans les rêves confus de Marlin « vivant cerné par les morts » à l’assaut d’un combat sans répit contre l’oubli, dans les replis de l’Histoire (qui se rappelle à lui vingt-trois ans plus tard) :
« Le goût d’autres nuits m’a soudainement rattrapé, ces nuits de guerre où nous nous serrions les uns contre les autres, dans l’épaisseur des bois, nos corps jeunes ne formant plus qu’un seul, celui d’une communauté clandestine constamment menacée, vivant dans une peur extrême, dans une tension extrême. Mais cette vie âpre, invisible, je l’avais éprouvée comme un secret à protéger et qui nous protégeait ; et malgré le vent aigre, malgré le froid qui nous glaçait, nos cœurs se réchauffaient » (page 59)