Un coup de coeur de Véronique Marro
Le roman s'ouvre en 1967 lorque les femmes suivent, obéissent et servent dans tous les domaines. Elle sait bien qu’ “elle est coincée, vissée, avec les trois enfants … il est leur père, il est son mari et il a des droits". Se séparer ou divorcer est rarissime voire inenvisageable, le prix serait trop cher payé.
Inhibée par la honte et le sentiment d’avoir raté sa vie alors qu’elle n’a pas encore trente ans, elle cherche à tout prix à dissimuler aux yeux de sa famille sa terreur quotidienne, celle des enfants, ainsi que les multiples bleus sur ce corps qui lui pèse et l’accule à l’inertie. La perspective d’aller rendre visite le lendemain à ses parents du côté de Fridières pourrait la réjouir si elle se sentait libre de faire cet aveu qu’elle garde et ressasse pour elle-même.
Il faudra attendre le deuxième acte de ce huis-clos en 1974 pour voir s’opérer un glissement de focale tout à fait stupéfiant. Devenu le centre du roman, le mari brutal trône désormais seul en son royaume, ruminant sa haine et son incompréhension face à l’inexorable marche du temps, alors qu’il accepte que ses deux filles soient promises à un avenir plus enviable. “ On vit une drôle d’époque, depuis mai 1968 et leur révolution, les femmes veulent prendre la place des hommes, il voit les images de la télé, il écoute le poste, il lit le journal aussi, il s’intéresse ; le monde est chamboulé et ça le dérange.”
Dans une troisième et ultime scène, Claire, la seconde de la fratrie, demeure au seuil de cette maison en 2021 dans laquelle elle choisit de ne plus entrer pour trouver une autre place sans se retourner ni juger le passé.
Ce nouveau roman tisse les motifs chers à Marie-Hélène Lafon qui creuse depuis plus de vingt-cinq ans le même sillon. Attelée selon elle au chantier, à l’établi des mots et à l’os du verbe, elle opère un nouveau tour de force littéraire pour faire tenir, en à peine plus de cent pages, cinquante-quatre ans de l’histoire d’une famille et d’une époque. La langue à la fois limpide et charnelle de l’écrivaine donne corps à l'indicible et au temps qui fait son œuvre.