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Un coup de coeur de Isabelle P.
Si Turing n’avait pas été homosexuel, aurions-nous des ordinateurs aussi l’intelligents? Question incongrue vous semble-t-il? Pas si sûr, à en croire ce petit livre brillant des Pérégrines.
Turing est mondialement connu pour être parvenu à briser l’infernal Enigma, machine codant les messages nazis, et pour être le père du premier ordinateur. L’histoire retiendra aussi qu’il fut l’objet d’une condamnation de “gross indecency” en raison de son homosexualité: Turing acceptera un traitement hormonal dont on tirera les raisons d’un probable suicide quatre ans après.
La romancière et essayiste Elsa Boyer remet en cause une vision de Turing ployant sous la culpabilité et la honte. Rompu au secret, le scientifique anglais savait qu’il fallait donner le change à cette société hétéronormée. Bien au contraire, c’est certainement dans cette capacité de donner à voir ce que l’on attend de lui que Turing va imaginer ce que l’on attend d’un ordinateur dit “intelligent”. Notamment le premier test que l’on vous laisse découvrir dans le livre est éloquent! Car la notion d' intelligence est à définir. L’intelligence artificielle se résume-t-elle à être seulement performante ou doit-elle être à l’image d’une intelligence humaine. C’est dans cette définition que se jouent beaucoup de nos représentations et c’est en cela même que l’IA et le numérique en général en viennent à être influencées par les questions de genre.
Détricotant l’image d’un mathématicien éthéré, Elsa Boyer redonne à Turing une conscience aiguë de la société dans laquelle il vit, à savoir une société pyramidale. Dans le cas précis du milieu scientifique de l’époque, une grande partie du travail repose sur ces “calculatrices humaines”, ces mathématiciennes totalement invisibilisées ayant en charge l’exactitude des calculs et autres programmations.De ces emplois subalternes, il a l’intuition qu’ils seront dans le futur supplantés par les machines. Mais Turing se demande aussi si ces machines doivent être à leur tour indéfiniment considérées comme des domestiques? Dans cette façon de les cantonner à certaines tâches d’assistance, n’y aurait-il pas notre propre peur d’être dépassé par leurs capacités? Et n’y aurait-il pas à y perdre en termes d'innovation?
Le livre d’Elsa Boyer est riche de toutes ces réflexions et de bien d’autres encore. Loin de vouloir faire de Turing ce qu’il ne fut pas (pas plus un marxiste qu’un symbole de la cause homosexuelle), elle nous le rend plus saisissable, mathématicien de génie certes mais assumant d’avancer de ses erreurs, sportif, reconnaissable à sa voix aiguë émaillée de bégaiements, homosexuel déjouant la surveillance de la police anglaise. Et en nous faisant prendre ainsi tous ces chemins de traverses, l’essayiste nous rappelle comment le monde social s’invite jusque dans la conception des machines, de nos ordinateurs, des ChatGPT et autres intelligences artificielles. C'est passionnant!