Un coup de coeur de Julien L.
Reprend vie sous nos yeux l'histoire immémoriale des premiers rois d'Israël (Saül, David, Salomon), choisis au hasard et qui ploieront sous le fardeau. C'est le passe-temps favori et terrible de Yahvé : l'élection n'empêche pas la persécution. La grâce d'Abraham et la disgrâce de Job se reflètent mais demeurent aussi incompréhensibles l'une que l'autre. Où l'on ressent plus que jamais le lien intime qui unit l'œuvre de Kafka et les récits vétérotestamentaires. R., le supposé rédacteur final de la Bible, serait-il un lointain ancêtre de K.?
Et de quoi le puissant et mystérieux Melchisédech était-il le nom? Seules deux brèves apparitions dans toute la Bible de ce personnage dépourvu de toute généalogie - un trait alarmant - ont suffi à noircir des milliers de pages. D'aucuns, comme René Guénon, n'hésiteront pas à le dépeindre comme le "Roi du Monde".
Le lecteur soucieux du spectacle sera comblé de retrouver la curieuse aventure de Moïse en Égypte. Mais le plus étrange (inquiétant ?) dans tout cela est peut-être la lecture qu'en fit Freud dans L'Homme Moïse et la religion monothéiste, que Calasso rétro-analyse avec respect et circonspection mêlés, non sans un zeste d'acidité.
Le trouble essentiel persiste, irrésolu. Pourquoi ce Dieu tout-puissant, parvenu en situation de monopole (le Pharaon l'enquiquine un peu, certes) se montre-t-il si cruel, adverse, jaloux, impitoyable, rancunier et - scandale suprême - incohérent ?
De fait, l'Ancien Testament, ce "livre de tous les livres", le moins rassurant qui soit, est celui de toutes les omissions, de l'obscurité, des questions hurlées dans le désert et restées sans réponse. Autrement dit, une offrande pour Calasso qui ne demande qu'à investir ces béances pour tenter d'en extraire les secrets enfouis. En résulte un dialogue étourdissant à travers les siècles pour une Bible glosée d'aujourd'hui, délestée des aspérités de l'exercice, et adressée à tous les esprits curieux.
Avec toute liberté de souscrire ou non à cette vision talmudique de la littérature, perçue comme un vaste réseau de signes, de canaux souterrains, de correspondances occultes et de révélations tapies dans les interstices.
Débiteur de sornettes ou seul rival moderne de Shéhérazade ? Le lecteur tranchera.
Le "Livre de tous les livres" est le dixième et avant-dernier volume d'une fresque, l'Œuvre sans nom (dans laquelle on peut entrer par n'importe quelle porte), conçue comme une ronde, une toile émaillée d'obsessions qui vont, viennent et refluent, avec ses interprètes récurrents (les brahmanes de l'Inde védique, Nietzsche, Baudelaire, Kafka, de Maistre, Weil... et quelques autres). En son sein, s'épanouit un grand roman mythologique, une réécriture arachnéenne et enchanteresse de toutes les histoires, de toutes les cosmogonies, ces "vieilles lunes" qui sommeillent en nous et se réveillent parfois sans crier gare.
Et là, la manière ondoyante de l'auteur, qui avait fait des Noces de Cadmos et Harmonie le plus enivrant des livres consacrés à la mythologie grecque, fait merveille pour retrouver le souffle, l'essence et la faculté d'envoûtement des récits primordiaux. Car il n'a pas oublié que ces derniers, avant l'édification, visaient en premier lieu la possession.
Méfiance toutefois! Derrière l'érudit se terre parfois l'exalté. L'imprécateur, rusé, attend son heure. La prose lancinante est soudain lacérée de sévères sentences. Un frisson nous parcourt l'échine... "Je suis venu apporter un Feu sur la Terre, et comme je voudrais qu'il soit déjà allumé!".