Un coup de coeur de Mollat
Ce livre est l’œuvre d’un scientifique qui entend dépasser les présupposés naïfs ou sceptiques afin d’établir des stratégies viables et concrètes de transformation sociale. Si l’utopie désigne une société idéale mais imaginaire par essence, toute la question est de savoir par quels moyens et jusqu’à quel point le réel peut être infléchi dans cette direction. Dans cet ouvrage, l’auteur pose les bases d’une « science sociale émancipatrice », dont l’objectif serait de « produire une connaissance scientifique en rapport avec un projet collectif contestant les différentes formes d’oppression humaine ». Il s’agit en premier lieu d’établir la critique du modèle social dominant, ceci afin d’identifier les différentes « formes d’oppression » produites structurellement par le capitalisme. Le sociologue soutient que ces nuisances seraient éliminables pourvu que nous nous libérions de la vision conservatrice qui tend à faire du capitalisme un horizon indépassable, inscrit dans l’ordre naturel du monde.
Afin de diminuer la mainmise du capital sur la production et la distribution des biens et services, l’auteur se demande comment replacer le pouvoir décisionnaire entre les mains de la société civile. Partant du constat que les décisions prises par un dirigeant de multinationale ou une personnalité politique intègrent des enjeux étrangers à ceux de la population, il paraît justifié de renforcer le pouvoir d’action de ceux qui subissent les directives économiques au premier chef.
L’accroissement du pouvoir d’agir social implique la revitalisation des processus démocratiques. Le principe de démocratie associative serait une voie possible, tout comme celui de démocratie directe, que l’auteur illustre en s’appuyant sur l’exemple du budget participatif municipal institué en 1989 dans la ville de Porto Alegre au Brésil. L’automatisation croissante, entrainant immanquablement la disparition de nombreux emplois, interroge la légitimité d’un revenu inconditionnel de base. Des alternatives concrètes à l’économie capitaliste sont d’ores et déjà mises en œuvre, comme au Québec, où des services d’accueil à l’enfance et d’aide aux personnes âgées ont été développés sur les bases d’une économie sociale. L’autogestion d’entreprise, dont le représentant le plus important est aujourd’hui le conglomérat de coopératives autogérées Mondragòn, favorise également cette dynamique. Mais pour que ces stratégies aient une chance de s’imposer comme des alternatives pérennes, l’auteur souligne qu’elles doivent être menées conjointement, à tous les niveaux de la société.
Wright questionne également les mécanismes de la reproduction sociale afin d’identifier les failles et les contradictions qui offriraient de véritables opportunités de changement. Il analyse enfin les trois stratégies de transformation sociale qui s’offrent aux individus : la transformation par la rupture, c’est à dire par la confrontation violente, la transformation interstitielle, inspirée de la tradition anarchiste, et la transformation symbiotique, la plus controversée du point de vue des sympathisants de l’idée socialiste, puisqu’elle postule que les intérêts des travailleurs ne seraient pas absolument antagonistes à ceux du capital.
Si Karl Marx prophétisait, à tort semble-t-il, l’effondrement du capitalisme, Eric Olin Wright s’interdit de spéculer sur un objet aussi imprévisible que la trajectoire du changement social. Pour lui, « la stratégie consiste plutôt à examiner les mécanismes spécifiques qui vont dans la bonne direction. » À la lecture de sa démonstration, transparaît le souci omniprésent de se préserver du discrédit des sceptiques et des cyniques. Comme il le rappelle : « les limites du possible ne sont pas quelque chose que nous pouvons connaître intégralement avant même de les tester ». Encore faut-il, pour se donner une chance d’éprouver un jour l’étendue de ces limites, éviter de sombrer au préalable dans la résignation et le fatalisme, ce contre quoi l’auteur tente de nous prémunir grâce à ce livre aussi instructif que roboratif.