Un coup de coeur de Mollat
A l'age respectable de 50 ans, Bill Buford, figure incontournable du magazine The New Yorker, s'engage comme marmiton au Babbo, la célèbre table de Mario Batali. Plutôt inédit, de la part d'un homme de lettres, de préférer l'esclavage en tablier à une confortable notoriété mondaine...
Car ce qui ne devait être qu'une expérience humaine ponctuelle, et nourrir un simple article gastronomique, devient pour l'auteur une véritable révélation mystique : extase, ferveur, dévotion ; Bill Buford entre en cuisine comme entre en religion. En transe. Et ce qui devait être l'affaire de deux mois devient très vite l'affaire d'une vie.
Pourtant, la vie au Babbo n'a rien d'encourageant, loin s'en faut, et derrière le prestige de sa carte trois étoiles se cache un microcosme féroce. Tout privilégié qu'il est, notre aide-cuisinier va faire l'apprentissage de la souffrance, de la soumission et de la folie du monde de la restauration : nuits blanches, coups de feu, accidents du travail, humiliations en tous genres, rien ne l'arrête. Pire : comme la victime s'attache à son bourreau, il va développer une sorte de masochisme salvateur, indispensable à son oeuvre.
C'est par ailleurs ici, dans l'enfer des cuisines, qu'il découvrira le meilleur de la gastronomie italienne et décidera, en aventurier un peu fêlé, de perfectionner son art sur place.
Commence alors, dans une Toscane de toutes les convoitises, une invraisemblable enquête sur l'origine de la pasta, et la meilleure façon de l'accommoder. Quelle farine utiliser ? A quel moment mouiller la pâte ? Et quand, dans l'histoire mondiale, a-t-on introduit l'oeuf dans sa préparation ? Autant de questions existentielles... Et la directrice du musée de la pâte, à Rome, qui n'en sait rien ; quel scandale !
Les obsessions de l'auteur, irrésistibles, vont se confronter à des personnages plus truculents encore, comme ce boucher toscan capable de citer Dante ou cette vieille pétrisseuse avare d'explications. Un à un, séduits par autant d'acharnement naïf, vont lui enseigner (tant bien que mal !) les gestes rustiques d'une cuisine ancestrale.
Des années de journalisme ont appris à Bill Buford que l'expérience humaine est indissociable du récit, et c'est dans cet esprit très Actor's Studio qu'il nous régale de sa folie douce-amère, à travers un roman pour le moins original.
L'exploration culturelle, devenue sujet littéraire, révèle une plume brillante et passionnée, généreuse comme un plat du Babbo. Le ton est drôle, enlevé ; les références érudites.
Couchées sur papier, ses tribulations de novice en toque blanche sont savoureuses. 539 pages plus tard, encore en appétit, on repasse commande !
Après le journaliste, le cuisinier, saluons aujourd'hui un grand écrivain.