Un coup de coeur de Mollat
Concentré sur une seule journée qui commence tôt le matin et s'achève tard dans la nuit, La couleur de l'aube raconte une tragédie familiale qui a pour cadre un quartier défavorisé de Port-au-Prince, ce « poste avancé du désespoir ». Il était une fois une étroite maison dans laquelle vivaient Mère, ses trois enfants âgés d'une vingtaine d'années (soit Angélique, Joyeuse et Fignolé), Gabriel, le petit garçon illégitime d'Angélique, et Ti Louze, la domestique. En se levant ce jour-là, Angélique remarque que son frère n'est pas là, et semble ne pas être rentré de la nuit. Elle commence néanmoins sa journée comme tous les matins du monde, essayant d'occuper son esprit ailleurs. Puis c'est au tour de Joyeuse, qui, elle non plus, ne manque pas de relever cette absence inhabituelle. Alors que s'égrènent ces heures grises, les deux jeunes femmes prennent tour à tour la parole pour détailler le récit de cette journée interminable qui pourrait n'en être qu'une parmi tant d'autres, ne fût-ce l'absence de Fignolé qui non seulement se prolonge, mais s'obstine à demeurer inexpliquée. Ces deux soeurs, que d'ordinaire tout sépare – Angélique, l'aînée, la mère, la dévote, la raisonnable, la renfermée, la frigide, s'oppose diamétralement à Joyeuse, qui met un point d'honneur à cultiver sa liberté (en dépit du regard des hommes et du poids de la religion) – partagent aujourd'hui cette même volonté de ne pas céder à l'inquiétude. Pourtant, lorsqu'on apprend qu'il y a eu une émeute la veille dans le centre ville, ne pas se laisser aller aux conjectures les plus tragiques finit par relever de l'exploit.
Avec sa construction narrative impeccable, sa prose extrêmement imagée et poétique mais néanmoins violente et directe, La couleur de l'aube se lit en une seule respiration, le souffle coupé, tandis que s'enchaînent les analyses percutantes et sans concessions de la misère qui gangrène l'île. On comprend que le ressentiment y est cultivé en même temps que la canne à sucre, que les rapports humains y sont d'une violence inouïe, et que la vue du sang a cessé d'émouvoir ses habitants depuis longtemps.
Avec La couleur de l'aube, Yanick Lahens conjugue avec brio sensibilité et pertinence pour nous offrir une partition exemplaire.
« Je compris ce jour-là qu'il y a de quoi devenir méchant quand on est asservi. Quand la vie est sans issue pour vous et tous ceux qui vous ressemblent depuis le commencement du monde et qu'un homme, un jour, une fois, vous indique une sortie. Alors si étroite, si basse, si sombre soit-elle, vous vous y engouffrez. Tête baissée. Et j'ai baissé la tête. Et je le referais peut-être à nouveau. Qui sait ? »