Un coup de coeur de Mollat
Annie Le Brun nous a fait le plaisir de sa présence dans nos murs mardi 3 mai pour son dernier ouvrage Ailleurs et autrement. Grande dame sans entraves, elle demeure avant tout cet esprit « inaccaparé » dont la voix captivante et passionnée résonne fort.
Ailleurs et autrement (Gallimard) rassemble trente textes rédigés ces dix dernières années : la majeure partie constituent la collection de sa chronique intitulée « A distance », espace de liberté offert par Maurice Nadeau dans sa Quinzaine littéraire à la suite du succès remporté par son essai subversif paru en 2000 Du trop de liberté (repris chez Folio en 2004). Le lecteur y (re)trouve alors la force d'une insoumission totale à son temps qu'elle affichait déjà en 1977 dans des pamphlets courageux contre le féminisme et ses « menstrues textuelles » ; « Ailleurs et autrement » n'est autre que la préface à leur réédition en 2010 sous l'intitulé Vagit-prop, Lâchez-tout et autres textes (éditions du Sandre). Fière héritière du surréalisme et éternelle lectrice du Marquis de Sade, « bloc d'abîme » dans le ciel des Lumières (qu'André Breton salua comme un de ses précurseurs), elle a appris d'eux le goût de la révolte et de la fureur poétique qui jamais « ne concède de la splendide obscurité du sursaut » (Si rien avait une forme, ce serait cela - Gallimard, 2010). Son emportement nous transporte à rebours de l'idéologie bien-pensante et formatée dans sa virulence envers la French theory récupérée par le capitalisme éloigné de « la cohérence passionnelle » qu'elle espère et pratique, ou à l'encontre des célébrations artistiques (Printemps des poètes et autres derniers chics en toc). Sa fascination pour l'art plumassier des Indiens d'Amazonie n'a d'égale que son intacte fascination pour les peintures de Goya, Picabia ou Marcel Duchamp, alors qu'elle s'insurge contre les ravages de l'alimentation industrielle comparable à la marchandisation de la culture et des corps, à la perte du sens de l'Histoire qu'illustre notre détérioration du langage, notre unique richesse désincarnée par l'indifférenciation et l'approximation, menacée par l'insensibilité et la perte du sens critique. Revendiquant son athéisme, sa propension au « rêve » et à l' amour fou la portent plutôt vers des écrivains ignorés, maudits mais « morts toujours plus vivants que les vivants » – tels Sade, Alfred Jarry, Raymond Roussel, Pierre Louys, Pétrus Borel, Théophile de Viau ou les regrettés Jean Benoît et Jaime Semprun – que du côté de la pollution pseudo-littéraire et libertaire de l'autofiction et de la production prétendument « érotique »…
Inclassable, irréductible, enragée, Annie Le Brun n'admet certes pas le compromis, mais refuse tout autant de se laisser enfermer dans cette seule extravagance. S' « il est grand temps de déserter » en regardant ailleurs et autrement , cette indomptable parie dans cet hymne radical à la liberté et au désir sur un « émerveillement » qui stimule notre puissance d'ébranlement et d'ouverture aux mots et aux œuvres, cette philosophie dans le boudoir « toujours à réinventer ».