Un coup de coeur de Mollat
Peu connu du grand public et pourtant choyé par beaucoup d'amateurs de poésie qui le placent au premier rang (c'est mon cas), Jules Supervielle a droit à une belle édition dans La Pléiade de Gallimard, belle certes mais incomplète pour une raison qui n'a rien à voir avec les belles lettres ou la grandeur de l'Art. Mais passons sur ce regret puisque grâce au Festin qui, en plus d'animer une magnifique revue sur l'Aquitaine, possède des collections où le patrimoine vient rejoindre la littérature, reparaît en un court et joli format un des textes les plus importants du poète.
On ne sait jamais vraiment ce qui fonde un désir d'écrire, à moins comme le font les biographes de creuser, parfois profond, dans l'histoire d'un homme. Pour Jules Supervielle, il existe une scène originelle, un drame qui impose sa cicatrice et dont il ne guérira jamais même si son oeuvre toute entière se refuse au pathos. Alors qu'il n'a que quelques mois, ses parents, émigrés à Montevidéo comme beaucoup de Béarnais, reviennent dans leur pays : ils y mourront, empoisonnés par accident. Elevé par son oncle et sa tante, Jules grandira en Amérique du Sud. En 1926, désormais installé à Paris, il est un auteur plein de promesses : ses premiers recueils et son premier roman viennent de paraître, on salue sa voix si claire au milieu des fureurs d'une poésie en pleine mutation. Il entame alors un voyage du retour, remontant jusqu'au berceau de sa famille. Le sien est double : béarnais et basque, Oloron et Saint-Jean-Pied-de-Port. L'eau, cet élément de vie matérialisé ici par le tumultueux gave d'Oloron, prend avec lui une teinte funèbre mais jamais désespérée : elle a la couleur de l'Atlantique qui le sépara du tombeau de ses parents et les nuances du vert-de-gris qui empoisonna la source où ils burent. Boire à la source, c'est précisément le titre du livre où vienent s'inscrire ces voyages, projet vital où se lit toute l'ambiguité douloureuse de l'entreprise. Mettre ses pas dans des traces effacées, interroger les photos anciennes, plonger son regard dans le miroir où retrouver les visages enfuis, faire revivre par les phrases le mystère de la disparition, devenir écrivain en somme au pays retrouvé. C'est cette aventure, personnelle et universelle que nous confie Jules Supervielle en quelques pages inoubliables qui dépassent et de loin le régionalisme où l'on aurait grand tort de l'isoler
Pour faire bon poids et éclairer ce trésor , cette édition est rehaussée de photographies de Jean-Christophe Garcia qui a entrepris, librement, de parcourir Oloron pour s'y inventer des souvenirs, véritable démarche artistique qui confère à ce petit livre une aura toute particulière.
PS : Quant aux amateurs de Jules Supervielle, ils seront enchantés d'apprendre que va bientôt reparaître Uruguay chez Panama, une vraie rareté tirée de l'oubli.