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Le bostonien

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Publié le 03/09/2003
Dennis Lehane, l'auteur de Mystic River, était mardi dans les salons de la libraire en ouverture de la saison 2003/2004 des rencontres Mollat.

On parle souvent de la gueule de l'emploi.
Question : quelle gueule faut-il avoir lorsqu'on est un jeune écrivain de polars, passé de l'ombre à la plus éclatante lumière en l'espace de quelques mois par la grâce d'un roman terrible et beau : Mystic River, récemment adapté au cinéma par le commandeur Clint Eastwood ? La réponse est simple : il faut avoir l'air d'un type normal, d'un irlando-américain, bostonien de souche, né et grandi dans un quartier qu'il décrit comme " violent et drôle ", à l'origine peuplé des épouses et des enfants des pensionnaires d'une prison voisine. Il faut porter pull noir ras de cou, jean et chaussures confortables. Il faut regarder son public en face et lui sourire. Il faut savoir s'amuser de choses terribles et s'émouvoir devant l'injustice.

Nous avions déjà reçu un maître du genre en la personne de James Ellroy, c'était en mars 2001 et les salons Albert-Mollat s'en souviennent encore. Provocateur, déclamatoire, comédien et cabot, Ellroy avait, deux heures durant, incarné la figure de l'écrivain américain dans ce qu'elle a de plus spectaculaire. Dennis Lehane n'a pas encore, et c'est heureux, intégré son personnage d'écrivain à succès. C'est donc un simple professionnel en tournée de promotion, comme savent l'être les polardeux américains, qui est venu ce soir là nous présenter son dernier opus, Shutter Island, un thriller carcero-psychiatrique situé dans les années de guerre froide.

François Guérif, l'éditeur de Dennis Lehane, décrit Shutter Island comme commençant à la Edgar Allan Poe et s'achevant en thriller moderne après avoir parcouru le spectre entier des genres de la littérature noire. Artiste du personnage, merveilleux écrivain des sentiments moraux, Lehane s'affirme ici, et c'est nouveau, comme un maître du suspense et de la construction. De sa technique de narration il dit que par habitude il aime envoyer ses personnages dans la nature et que ceux-ci lui reviennent avec une histoire. Cette secrète chimie du roman se double dans ce dernier opus d'un véritable talent d'architecte à la fois imaginatif et érudit.

Boston donc, la toile de fond de presque toutes ses histoires. Sa ville. Qui l'a vu naître et grandir. Où il connut ses années de galère (il fut employé de parking, Disc-Jockey, portefaix, entre autres). Boston au large de laquelle il a imaginé Shutter Island, l'île prison. Boston où opèrent Kenzie et Gennaro, les deux détectives privés. Boston, enfin, qui sert de théâtre à Mystic River, roman culte, hommage a une ville (Birmingham) et à son peuple d'immigrés, toujours dans l'ombre de l'histoire, et pour une fois en pleine lumière.

Violent et drôle, dit-il donc de l'environnement qui l'a vu grandir. Il précise même qu'aucun comique américain n'est à moitié aussi drôle que ses dix meilleurs amis. Ses héros aussi savent parfois trouver en eux la ressource d'un humour désespéré. Parfois, tout ce qu'il leur reste à faire, c'est rire. La mort, la violence absurde et l'injustice côtoient donc les rêves fragiles d'amour et de vie tranquille de ses héros, bien vite rattrapés par une fatalité qui n'épargne jamais personne. De son humour, Lehanne dit qu'il est proche de celui d'Elmore Leonard, en ce qu'il tente de s'amuser de choses trop insupportables pour en pleurer. Puisqu'il est question de modèles, parlons en. A l'éternelle question des auteurs qui l'ont influencé, Dennis lehane cite donc Elmore Léonard, mais aussi Raymond Carver, Donald Westlake, Richard Price ou bien William Kennedy. Il avoue également un faible pour Alexandre Dumas…

Vient enfin le moment de parler de ses rapports avec le monde du cinéma. C'est une " scie " de la vie d'écrivain à succès aux Etats-Unis. En effet, le cinéma est pour les écrivains américains une source de revenus non négligeable mais reste aussi un motif d'agacement continu. Incompréhension, mépris, mercantilisme, trahison sont les mots qui reviennent couramment dans la bouche des auteurs. Lehane aime à citer Donald Westlake qui en connaisseur décrit l'écrivain (est) comme Dieu et le scénariste comme le tailleur de Dieu. Ne me demandez pas " – ajoute-t-il – " pourquoi le tailleur est mieux payé que Dieu ! ". Il aura donc lui aussi connu la déception après avoir écrit deux scripts pour Hollywood. Son dégoût ou sa colère étaient d'ailleurs tels qu'il refusa que son agent propose les droits de Mystic River à des producteurs. Il fallut l'intervention de Clint Eastwood lui-même pour que le jeune bostonien accepte enfin de voir son œuvre porté au grand-écran. Cette adaptation semble le satisfaire pleinement Il est vrai que le prestigieux réalisateur à sans cesse donné des garanties de respect. Lehane fut impliqué dans le choix du scénariste et suivit pas à pas, jusqu'au montage, la réalisation du film. Souhaitons que cette heureuse expérience soit suivie d'autres adaptations. Nul doute que parmi les comédiens, nombreux sont ceux qui se voient déjà incarner le taciturne Kenzie ou la belle Gennaro.

La critique enfin a eu droit à son moment. Amusé, il raconte comment les deux critiques du New-York Times en charge du roman noir et policier s'opposent à son sujet. Le premier le considère comme un génie et la seconde estime que "[Dennis Lehane] est ce qui arrivé de pire à la littérature depuis l'invention de la télévision !"

Savamment interrogé par son éditeur François Guérif, Dennis Lehane s'est donc livré pendant une trop brève heure au périlleux exercice de la promotion littéraire. De confidences en révélations, il a su séduire un public nombreux, attentif et érudit. Rares étaient ce soir là les spectateurs à tout ignorer de notre invité. Le nombre de ses fans, nantis d'exemplaires, fatigués par les lectures et relectures, à dédicacer en témoignait.

A bientôt Monsieur Lehane.