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Robert Castel ou l'élégance de la liberté

Publié le 07/05/2013
Robert Castel est mort le 12 mars 2013Hommage de Thierry Oblet, sociologue et enseignant à l'Université de Bordeaux-Segalen
Trois semaines plus tôt, il avait dû annuler une intervention prévue au Forum de Pessac pour entrer à l'hôpital. « C'est la première fois que je me désengage ainsi, au dernier moment » se désolait-il.
Vu les circonstances, la culpabilité qu'il exprimait était étonnante. Mais Robert Castel détestait l'idée qu'on puisse l'imaginer désinvolte ou irrespectueux envers ceux qui s'efforcent d'animer la vie culturelle et sociale. Devant le tracas que lui causait ce désistement, son ami Jacques Donzelot lui suggéra d'attendre, « quitte à vouloir mourir sur scène », un événement plus prestigieux. « Pessac, quand même ! » lui aurait-il répondu. Robert Castel aimait venir en Gironde, il avait apprécié ses conférences chez Mollat.

Quinze jours avant sa mort, Robert Castel se savait condamné. Il accepta ce destin sans trembler. Orphelin dès son entrée dans l'adolescence, fumeur invétéré, il trouvait déjà « pas mal » de taquiner les quatre-vingts ans qui l'attendaient le 27 mars. « Pas mal », c'est avec cette modestie jamais feinte que Robert Castel parlait de ses meilleurs textes. Jamais feinte, car Robert Castel échappait au tropisme du tout ou rien. Il n'hésitait pas à raconter ces petits faits incongrus que peut provoquer un instant de faiblesse, surtout s'ils prêtent à sourire. Ainsi, curieux du recensement de ses travaux dans le fichier de la Bibliothèque Nationale, l'antre de ses recherches, alors rue de Richelieu, il s'était amusé d'avoir retrouvé au milieu des fiches consacrées à son œuvre celle d'un ouvrage de son célèbre homonyme et intitulé : « Inoubliable Algérie ». Robert Castel ne dédaignait pas qu'un certain désordre affecte nos plus vénérables institutions.

Pour qui voudrait prendre connaissance de l'œuvre et de l'homme, l'ouvrage collectif consacré à sa pensée et paru l'an dernier constitue un utile viatique . N'en déplaise à la modestie de Robert Castel, c'était aussi un livre d'hommages. La qualité des contributions y témoigne de l'estime et de l'affection dont Robert Castel jouissait dans le milieu universitaire. Estime pour une pensée qui n'avait pas besoin de jargonner pour s'exprimer. Affection à l'égard d'un homme qui avait toujours montré qu'une haute exigence intellectuelle n'empêchait pas de faire preuve d'indulgence et d'humanité. Construit sur des échanges entre les différents contributeurs et Robert Castel, l'ouvrage levait des malentendus ou précisait des désaccords. Car Robert Castel ne cherchait pas forcément le consensus. Ses querelles avec certains lacaniens à propos de l'idéologisation de la psychanalyse ou ses disputes avec les apologistes de « la fin du travail » gardent les traces de sa fermeté de pensée. Mais les réponses de Robert Castel à ses contributeurs imprègnent ce livre de ce savoir-vivre d'un temps où l'on se donnait la peine de répondre aux lettres que l'on avait reçues. De plus, l'ouvrage n'est pas conçu autour des grands livres de Robert Castel, mais des transformations de la société depuis une quarantaine d'années ; il en analyse les changements et les manières de nous représenter celle-ci. Robert Castel composait son œuvre avec élégance.

Robert Castel construisait un lien raisonnable entre la pensée savante et la réflexion politique. Il connaissait trop l'histoire pour s'empêcher d'ironiser à l'encontre des emportements des militants qui prenaient leurs désirs pour des réalités. Mais cette lucidité ni ne l'aveuglait, ni ne l'insensibilisait aux problèmes de la vulnérabilité sociale. Il restera un grand théoricien de la précarité. Son sens de la justice l'a conduit à développer un discours très critique sur la place prise par la figure de l'autonomie et de l'individu dans notre représentation moderniste de la société. Robert Castel avait le souci d'un ordre bienveillant en mesure de protéger les plus faibles afin de les rendre capables de vivre leur vie. Robert Castel était un réformiste qui, par sa résistance aux idéologies de la compétition et de la performance, séduisait les révolutionnaires.

Un petit texte dévoile toute son humanité, et son talent littéraire : « Buchenwald », publié en 2007 dans la revue Esprit et repris dans l'ouvrage collectif précité. Buchenwald est le surnom d'un professeur de mathématiques, rescapé de ce camp, craint et moqué par ses élèves. Il a, d'une manière inattendue, appris à Robert Castel le goût de la liberté. Il symbolise cette lumière émancipatrice venue du centre dont le Breton d'origine qu'était Robert Castel a toujours conservé la nostalgie. Cette liberté a permis à Robert Castel de passer de la préparation d'un CAP d'ajusteur mécanicien à une agrégation de philosophie, puis à une thèse de sociologie, de fréquenter Pierre Bourdieu et Michel Foucault pour devenir Robert Castel. Cette liberté nous manque déjà !


Thierry Oblet

Bibliographie castélienne