Un coup de coeur de Mollat
Personne ne me croira encore si je prétends que la lecture reste une activité subversive : dans un monde où le cynisme se taille une place débordante, où l'on ne distingue plus l'ironie de la méchanceté (et pourtant quel gouffre entre les deux!), où l'image domine outrageusement de son omniprésence nos vies quotidiennes, lire paraît un luxe bien anodin et sans danger. C'est ailleurs que l'on cherche des frissons. Beaucoup ne lisent pas et s'en sortent fort bien (disent-ils, mais on n'est pas forcé de les suivre...). A lire le dernieret court roman du célèbre Alan Bennett (très célèbre même en grande Bretagne où il est considéré comme une vedette), on serait pourtant tenté de croire le contraire : prenez un être qui n'a jamais trop lu, collez-lui un roman entre les mains et laissez agir. Avec un bon dosage, ce sera peut-être le début d'une addiction ravageuse.
Sauf que lorsque c'est la Reine elle-même (The Queen!) qui se voit atteinte par ce mal étrange, c'est le pays tout entier qui est bousculé. Comment ! La voilà qui regarde l'heure pendant les cérémonies dont elle ne supporte plus la lenteur, qui ouvre son livre dans le carosse pour saluer ses sujets sans cesser de poursuivre l'histoire qui la passionne, qui se met à comprendre ces gens qui n'avaient aucune réalité et que les écrivains, paradoxe amusant, lui permettent de saisir enfin. Naïve mais douée d'un imperturbable bons sens elle découvre sans a priori Jean Genet qui la décoiffe, Proust qui la ravit, mais se réserve Harry Potter « pour les jours de pluie ». La voici en train de se remémorer les rencontres avec tous les grands noms de la littérature qui lui ont été présentés et auxquels elle n'a jamais rien trouvé à dire coincée dans son inculture superbe (impayables scènes où Bennett s'en donne à coeur joie sur les manies et les défauts de plumes désormais célébrissimes), en train de contredire l'étiquette, de secouer le protocole mortifère (Ciel ! La reine qui demande à ses invités leurs récentes lectures, dernière question qu'ils auraient attendue...) ou de renvoyer des officiers du palais dont elle mesure enfin les prérogatives. Bref, livre après livre, elle s'incarne et cesse peu à peu de supporter ce carcan qu'on appelle la monarchie.
Histoire d'une métamorphose, comédie élégante et cultivée, La Reine des lectrices est mieux qu'un divertissement insolent qu'on lit d'une traite sans cesser de sourire : car, à travers ce portrait d'une vieille dame, toujours trop digne, que la lecture réinvente littéralement, c'est un hommage singulier au pouvoir de la littérature que nous offre Alan Bennett, une littérature dont la subversion n'est pas toujours à chercher du côté des souterrains.