Un coup de coeur de Mollat
Parmi eux quelques libraires qui sont enchantés par la réédition qu'en propose aujourd'hui Zulma au sein de sa nouvelle collection de poche. Car voilà un livre qui a de quoi enthousiasmer : il est drôle, étrange, parfois carrément inquiétant, il ne subit pas les outrages du temps depuis sa parution il y a des dizaines d'années dans la Hongrie communiste, et en plus on ne le lâche pas. Budaï est en le protagoniste. Professeur de linguistique qui manie les idiomes avec aisance, il voyage au gré des colloques où on l'invite. Croyant un jour atterrir à Helsinki, il déchante très rapidement en découvrant horrifié que les mots qui s'affichent autour de lui ne lui disent rien, que la langue qu'il entend dans la bouche de ceux qui le bousculent est impossible à reconnaître. Point de finnois, non, un sabir dont il n'extraie aucun phonème, un flot de mots qui lui échappe, un cauchemar auditif. Mais notre homme n'est pas de nature à se laisser abattre, il a des ressources, il croit à la logique et aux solutions raisonnables et va donc entreprendre avec méthode de se tirer d'un guêpier dans lequel il ne sait pas même demander de l'eau. Fable à la Swift qui nous fait osciller entre hilarité et inquiétude, Epépé (c'est le seul mot qu'il croit comprendre et c'est le nom d'une femme, seul être secourable dans un monde indifférent à sa situation) est le récit mené de main de maître par un auteur qui nous oblige ainsi à observer notre univers obsédé par la communication : que devient-on quand l'autre est incompréhensible ? Où aller quand on ne peut rien exprimer ? Ces questions que l'on n'ose se poser, Karinthy en fait le cœur de son roman, nous obligeant à ne jamais émerger de son action incroyable avant le terme. Mais Budaï s'en sortira-t-il ? Une nouvelle occasion vous est offerte de découvrir ce très grand livre venu de l'Est, levez-vous pour en faire un de vos livres de chevet (après avoir éteint vos téléphones, ordinateurs et coupé tous les fils vous reliant au monde qui vous rattrapera vite), vous ne le regretterez pas. Epépé ! vous dit-on.