Une monographie sur l'artiste française de la seconde moitié du XXe siècle qui présente ses livres cuits au four et ses journaux impubliables. ©Electre 2024

Denise A. Aubertin, l'irréductible

« Je me mis à sculpter des livres. Je frottais des livres ouverts sur le balcon boueux, les laissais passer la nuit sous la pluie et dans le vent, j'en faisais séjourner dans la cuisine, tout près du fourneau, pour qu'ils soient aspergés de graisse, puis, par-dessus les pages maculées d'une "crasse symbolique", j'écrivais mon journal, à l'aide d'images que je m'appropriais. Bientôt, je devais trouver la solution d'un moyen d'expression très personnel. »
Denise A. Aubertin

Mon propos, ma proposition : vous entretenir d'un livre d'artiste, d'une plasticienne du livre d'artiste : mettons Denise Aubertin. Denise Aubertin est venue au livre d'artiste, parmi les premiers en France, si ce n'est la première, et elle a la particularité de n'avoir fait, de ne faire encore, oeuvre d'art, que depuis ce medium, par l'écriture.

Certains échecs dans l'édition/publication habituelles l'ont amenée à une écriture autre, à des livres autres, altérés. Elle continue ainsi à écrire des livres uniques, non reproductibles, tout sauf conceptuels, tout sauf beaucoup de choses (ils ne sont pas « beaux »...). Sa production comporte deux types de d'ouvrages : ses « Journaux impubliables », et une autre série, là où elle n'écrit plus, là où son amour des livres, de l'écriture, l'amène à les « dépraver » - selon l'expression de Gilbert Lascault -, les oeuvres intitulées « Livres cuisinés », livres fermés, qu'on ne lira plus. Seuls les livres qu'elle aime, a lus et relus, sont ainsi traités, maltraités, hermétiques désormais et « délivrés » aussi bien par ce recel. Sont-ce des « livres-objets » ? Cela ne convient guère, le livre-objet tend à la sculpture, au volume. Le collage domine dans les « journaux », la fermeture dans « Livres cuisinés ». On voit la difficulté d'un classement, d'une catégorisation en général.

Aujourd'hui, nous prenons en compte un journal : non le thème livre d'artiste, mais un livre d'artiste, une artiste. « J'ai trop souvent traité du livre d'artiste en général, critiquement, pour ne pas avoir senti l'envie d'en parler sur un seul ou de parler d'une seule plasticienne du livre d'artiste. Si vraiment c'est d'art qu'il s'agit, on ne peut s'en tenir seulement ou longtemps au problème global. Il n'est de science que du général, il n'est d'art que de l'individuel, je préfère dire signé, je préfère encore signature. » Une leçon globale peut tout de même se dégager, c'est une leçon de lecture, le livre d'artiste étant ce qui nous renvoie à l'analphabétisme et nous apprend une nouvelle fois à lire.

Je commence donc à lire - ce que je ne cesserai plus de faire par la suite - : ici l'étiquette blanche sur une assez grande couverture noire (le tout de la fabrication de Denise Aubertin). Titre classique : Vol à l'arraché. Suivi d'une précision. Le vol est localise : station (de métro) Vanves-Malakoff. Classique, toujours, l'étiquette propose, noir sur fond blanc comme précédemment, un nom d'auteur : Denise A. Aubertin-Biette. Les Anglo-Saxons, comme on le sait, ont l'habitude de faire figurer leur deuxième prénom, réduit à l'initiale, entre le premier prénom et le nom propre. Denise est française et n'a pas eu l'intention de s'américaniser. Alors ? Eh bien, Denise A. est son nom d'artiste et signature, son nom d'auteur. On le retrouve en dernière page, en bas à gauche, vertical : classique et non (tant par rapport au livre que par rapport à la peinture). Le A. l'initiale intercalée du nom d'état civil qui cependant suit dans son intégralité, est donc à lire.

Reste un ajout inattendu, qu'on ne trouve nulle part ailleurs, comme si elle avait prolongé, doublé son nom, en avait fait un nom compose propre-impropre, un nom composé propre nouveau : Biette s'ajoute à Aubertin. Ce n'est pas son nom de jeune fille (Denise Demaldent, épouse Aubertin). Le Biette, renseignements pris, réfère à un cinéaste... Biette. En l'occurrence, c'est un hommage à celui qui filma Le Théâtre des matières. Cela dit l'importance de la matière pour Denise Aubertin.