Un coup de coeur de Monica
1975 dans un hôpital bavarois : un soixantenaire une balle logée dans la tête et un jeune hippie, vis de titane dans le crâne, partagent la même chambre. Et c’est à peu près tout ce qu’ils partagent. Le premier a vu ou commis les plus grandes horreurs du siècle. Le deuxième est convaincu de la bonté inhérente à chaque être humain et au monde en général.
C’est donc tout naturellement que Konstantin Solm, Koja pour les proches, décide de confesser sa vie et les agissements qui l’ont conduit dans cette chambre d’hôpital au jeune et innocent Basti. Et cette confession sur 886 pages tord tripes et boyaux. Pourtant, malgré la palette d’émotions que cette confession vous fera éprouver, la lecture de ce roman fleuve, de ce roman-monstre, est aisée et addictive. Plus vous avancerez dans le récit, plus vous en redemanderez.
L’histoire des Solm - en tout cas, celle qui concerne directement Koja – commence en 1905. Famille allemande en Lettonie russe, les Solm enterrent Groβpaping, le grand-père Solm, pasteur, assassiné par les révolutionnaires bolchéviques. La même année naît le frère aîné de Koja, Hubert.
Retirée à Riga, la petite famille Solm accueille quatre ans plus tard la venue de Konstantin, Koja. Les deux frères entament alors leur vie commune, tantôt alliés tantôt ennemis, au gré des caprices de l’histoire collective ou personnelle. Et c’est un peu des deux qui fera débarquer la petite Eva à la maison en 1918. Orpheline (ses parents se font exécuter par les troupes de Staline qui tentent de reprendre la région), elle devient demi-soeur, meilleure amie, épouse, maîtresse, pivot central de l'histoire des Solm.
Voilà, les trois personnages principaux sont là : Koja, Hub et Ev. Un triangle maudit. Ensuite tout est question de choix, de stratégies, de bouleversements historiques. Hub intègre la SS par conviction. Koja par facilité. Hub se trouve dans son élément au sein de cette mouvance extrême. Koja y trouve une vocation : sa versatilité en fait un agent parfait. Au milieu, une Ev pétrie de convictions qui va jusqu’à demander d’exercer en tant que médecin à Auschwitz – peut-on inverser la vapeur en se jetant dans la gueule du loup ?
La Fabrique des Salauds traverse ainsi la Seconde Guerre et la Guerre Froide, de Riga à Munich, de Munich à Loubianka, de Loubianka à Tel Aviv. De la SD à la KGB, de la CIA au Mossad.
Les anciens adversaires deviennent partenaires, des nouveaux Services émergent et Koja est toujours présent en offrant ses talents suivant un instinct de survie seul de lui connu. L’Europe se transforme, le monde aussi, sous les coups de boutoir des régimes totalitaires en place. Des alliances nouvelles se forment.
Avec un sens du détail historique chirurgical, une puissance romanesque qui vous souffle, Chris Kraus arrive à garder le lecteur captif du début à la fin de son roman. Le choix de la confession, l’effet de celle-ci sur l’interlocuteur de Koja dans sa chambre d’hôpital – tellement horrifié par ce qu’il entend qu’il se fane au fur et à mesure – contribue à la tension dramatique du récit.
La Fabrique des Salauds n’est ni plus ni moins que la fabrique des hommes - et les hommes ne sont pas des héros.