Un coup de coeur de Monica
Construit sur deux fils narratifs séparés par 150 ans, le récit se déroule à Vineland, dans le New Jersey, dans la même maison au bord de l’effondrement.
Le premier fil narratif, contemporain, se situe durant la période électorale qui a vu Trump (jamais nommé dans le roman) surgir au centre de la politique américaine. Willa Knox vient d’hériter d’une maison toute délabrée à Vineland et cela tombe bien puisque Iano, son mari, et elle-même viennent de perdre leurs emplois.
150 ans plus tôt, dans les années 1870, Thatcher Greenwood vient d’emménager à Vineland suite à son mariage avec Rose. Il y enseigne les sciences naturelles et la physique et est un fervent sympathisant de Darwin à une époque où les thèses de celui-ci étaient regardées avec beaucoup d’hostilité par de nombreuses personnes – y compris le directeur de l’école et même Charles Landis, l’homme qui régnait sur Vineland d’une main de fer.
Deux époques en miroir, les chapitres s’alternent et se relient par les derniers mots de l’un qui deviennent le titre du suivant.
Willa Knox, rédactrice de presse en free-lance et Iano, professeur de sciences politiques font partie d’une génération qui voit s’effondrer toutes les certitudes et tous les acquis :
Dans quel monde vit-on Iano ? On dirait que les règles n’ont plus cours. Ou alors nous avons appris un ensemble de règlements, et puis quelqu’un a tout changé.
Ils vivent avec Nick, le père de Iano, immigré grec, col bleu ultra-raciste et fervent supporter du candidat Trump. Malade et cloué dans un fauteuil, il peste contre l’ Etat-Providence et ignore que la seule raison pour laquelle il peut bénéficier de soins médicaux est l’existence du système Obamacare.
Leurs enfants, Zeke et Tig (Antigone) sont aussi opposés qu’un frère et sœur puissent l’être : Zeke est diplômé d’ Harvard et malgré les cent mille dollars de dettes suite à son prêt étudiant il entend faire perdurer le système capitaliste en y contribuant lui-même.
Tig, activiste d’Ocupy Wall Street, vient de passer quelques années à Cuba, libre et têtue, est la voix du changement, Cassandre impitoyable qui n’a de cesse d’essayer d’ouvrir les yeux des membre de sa famille. La tribu est complété par Dusty, le bébé de Zeke devenu père célibataire après le suicide de sa femme, Hélène.
150 ans plus tôt, Thatcher Greenwood trouve une alliée d’excellence dans sa croisade pour la science : la maison voisine s’avère être occupée par Mary Treat, éminente femme de sciences, correspondante de Charles Darwin, figure brillante et excentrique de cette fin de 19e siècle.
Il se lie aussi d’amitié avec Uri Carrouth, journaliste opposant à Charles Landis, l’homme de pouvoir de Vineland : Carrouth va d’ailleurs se faire assassiner par Landis qui sera innocenté en plaidant la folie. Un siècle et demi plus tard, Trump déclarera qu’il pourrait tirer sur quelqu’un au beau milieu de la 5e Avenue et cela ne le ferait pas perdre les élections. Drôle de clin d’œil d’un siècle à l’autre.
Les obstacles auxquels se heurte Thatcher, l’obscurantisme ambiant à une époque où la science commençait à poser les fondements du monde d’après, raisonnent étrangement aujourd’hui, en cette période de crise sanitaire plombée par un retour massif aux croyances.
Il nous est donné de vivre une époque remarquable, dit Mary Treat. Quand nous serons débarrassés du fardeau des vieilles mythologies, nous verrons peut-être avec des yeux neufs.
-Ou plutôt quand il nous sera arraché. Les vieilles mythologies sont un réconfort pour bien des gens.
Des vies à découvert est un récit assez éblouissant de ce que nous sommes devenus et des erreurs que nous avons commises. Mais il ouvre aussi des perspectives pour des lendemains meilleurs – pour peu que nous fassions les bons choix.
Barbara Kingsolver s’appuie sur la réalité pour créer de la fiction : Vineland et son égocentrique créateur, Landis, ont vraiment existé, ainsi que le journaliste assassiné, Uri Carrouth. Quant à Mary Treat, injustement oubliée comme nombre d’autres femmes qui ont marqué l’histoire, Kingsolver la remet enfin à la place qu’elle mérite, celle d’une scientifique respectée par ses pairs et qui a dédié sa vie à la science.
Ouvertement féministe, le texte de Kingsolver n’oublie pas de passer en revue la condition des femmes à la fin du 19e siècle, directement liée aux thèses créationnistes toujours majoritaires à l’époque.
Brillamment construit et maîtrisé, Des vies à découvert est porté par des personnages complexes, pétris d’incertitudes. On pardonnera volontiers le trait un peu forcé sur Zeke et Tig, parfois un peu trop caricaturaux : ils ont un message à délivrer et ils y parviennent haut la main.
Willa, en revanche, est magnifique de fragilité et d’obstination, Pour faire plaisir à leurs amoureux, certaines femmes simulaient l’orgasme ; Willa simulait le sang-froid.
Ne craignez pas les 600 pages, elles défileront sans que vous n’en preniez garde. Vous risquez même d’être tristes en arrivant à la fin !