Un coup de coeur de Monica
Entre « Ici » – la France et « Là-bas » – la Yougoslavie, Timothée Demeillers dresse le portrait d’une jeunesse européenne désœuvrée et mal menée au tout début des années 1990.
Entre Ici et Là-Bas, un kaléidoscope de voix, celle des acteurs mais aussi celles des témoins, pour une reconstitution au plus près du cœur de ces années sanglantes et folles.
Katia et Pierre-Yves Ici, Damir, Johnny et Nada Là-Bas.
A Nevers Katia s’ennuie et flirte avec la rébellion. S’éprend de Pierre-Yves au détour d’une manif, mystérieux et fascinant révolté :
Il incarnait ce à quoi je voulais ressembler, sans avoir le courage d’aller jusqu’au bout. L’effluve de soufre. L’aura de la vie libre. Une posture en décalage avec le monde.
Ici commence comme ça, par une rencontre amoureuse racontée par Katia, année de Terminale, rêvant d’une autre vie et d’un autre monde, retrouvant son idéal sous les traits de Pierre-Yves, de quelques années son aînée mais surtout de quelques expériences de vie plus lourd.
Là-bas commence avec la voix de Damir, à l’autre bout de l’Europe. La voix est désabusée et triste et elle évoque déjà un avant. L’avant – la – guerre. Lorsque lui, Damir, était l’ami de Johnny et le cousin de Nada. Lorsqu’ avec Johnny ils s’appelaient les Bâtards Célestes et composaient et jouaient de la musique, réussissaient même à produire un « tube » au titre révélateur de Fuck you Yu.
Le rock était encore à l’époque le vecteur privilégié pour faire sortir les frustrations et la rage de la jeunesse : en écrivant le texte de cette chanson, Damir cherchait à transmettre la soif de l’avenir, de devenir de la jeunesse yougoslave. Mais elle finit par se transformer en chanson séparatiste au gré des interprétations et du basculement de l’histoire.
Et les amis deviennent adversaires. Et Damir devient adversaire pour ses amis. Damir le Yougoslave de père serbe et de mère croate.
Ainsi va le monde et Timothée Demeillers parvient à déconstruire l’Histoire telle que nous aimons la lire, manichéenne, partagée entre les Bons et le Méchants, pour remettre en son centre l’humain et ses faiblesses, ses choix ou son impossibilité de choisir puisque assigné implicitement à un rôle prédéfini.
A l’autre bout de l’Europe , Ici, Katia se trouve elle aussi assignée à un rôle prédéfini par celui qu’elle imaginait justement dépourvu de toute à priori et porteur d’un esprit moins obtus que le monde des adultes qui l’entourent : Tu m’as manqué, ma petite négresse !
Pierre-Yves est le lient entre Ici et Là-Bas : obsédé par les peuples combattant pour la liberté et la nation, il pense depuis des années à rejoindre la lutte. Une lutte. Persuadé du bien fondé de sa philosophie guerrière, alimenté par des pulsions franchement nationalistes, le jeune homme dévoile au fur et à mesure un autre visage, inattendu celui-là, devant le regard incrédule de Katia.
Il n’avait pas réussi à rejoindre l’Irak, il rejoindra le front serbo-croate, pour lutter auprès de ses « frères ».
Les voix s’alternent, se chevauchent, elles racontent la guerre, le chaos, l’absurdité fascisante d’un côté comme de l’autre de la ligne du front. Elles racontent aussi l’entrée dans l’âge adulte par le choc et par la déception.
Superbe roman, extrêmement bien documenté, Demain la brume confirme le talent indéniable de Timothée Demeillers : à lire et à suivre donc !