Un coup de coeur de Mollat
L'Aquitaine n'existe pas. Ce n'est pas une découverte, c'est une triste constatation : on a chez nous plus souvent le sentiment d'être périgourdin, béarnais, basque ou landais qu'aquitain. Cette région, qui peut sembler à certains plutôt le fruit d'une logique administrative, est peut-être trop riche pour trouver à se contenir dans un seul vocable. C'est d'autant plus courageux de la part des éditions du Festin, qui depuis vingt ans s'activent pour faire reconnaître le patrimoine et l'activité de cette vaste contrée, d'avoir choisi de le mettre au pluriel dans le titre du recueil de textes de Louis Emié qu'elles font paraître aujourd'hui. Mais c'est précisément cette pluralité que la riche plume de ce grand oublié des Lettres bordelaises interroge tout au long des pages de ces « voyages immobiles ». Né en 1900 et fort d'une ascendance où l'Espagne venait se mêler au sang gascon, Louis Emié a traversé son siècle, « mystique et passionné » selon les mots d'Yves Harté qui signe une magnifique et très juste préface à ce livre, son œil de poète, car il était poète avant tout, relevant au gré de ses voyages ou de ses simples promenades des éclats de vie et de beauté, des souvenirs qui ne demandaient qu'à renaître. Aquitaines se propose de nous rendre cet écrivain et nous offre cette chance de renouer avec une voix perdue, une voix belle et claire qui connaissait le prix des mots. Avec lui le Bordeaux d'avant-guerre retrouve ses couleurs et ses nuances, ce port inquiétant et grouillant de vie s'anime au son de musiques changeantes : il y a ce pont transbordeur à l'ombre duquel une faune s'agite, il y a ce quartier de Bacalan dont Emié parle avec tant de ferveur, ces marchés aux puces où l'éternité côtoie l'éphémère, ces foires d'où sourd une mélancolie née dans l'enfance, ce Grand Théâtre où la grande bourgeoisie se donne en spectacle, il y a ce cours Victor-Hugo beau comme un fleuve où se lit toute la contradiction de cette ville refermée sur elle-même en même temps qu'ouverte sur le monde, il y a tant de souvenirs dans ce beau livre qu'on en sort plus vieux d'un siècle mais plus riche de mille histoires. L'art de la « promenade sentimentale » est porté haut par cet enfant de Guyenne qui a su mieux que quiconque raconter, à petites touches, à la manière de ces peintres qu'il aimait tant, la variété de ce pays qui est le nôtre et que nous connaissons si mal, arc-boutés sur notre savoir dédaigneux et nos a priori calcifiés. Il faut donc se presser de découvrir enfin cet oublié qui nous est rendu, que l'on se sente aquitain ou non…
PS : ce beau livre est augmenté de courts récits de Louis Emié qui à eux seuls auraient mérité de constituer un volume. L'évidence de son talent y éclate en quelques pages.
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