Un coup de coeur de Mollat
Il est doté d'un physique de culturiste, d'un sens de l'observation digne de Sherlock Holmes. Il sait se montrer violent et impitoyable. Rapide, réactif, plein de ressources, c'est le James Bond des mustélidés de cette réalité alternative, dans laquelle l'homo sapiens est « une espèce de chimpanzés glabres qui a évolué dans la ville d'Angoulême, près de Bordeaux. Ils n'ont jamais eu accès aux droits civiques. »
Dans Grandville, on trouve de nombreuses références à la BD française, outre celle citée ci-dessus. L'une d'elles donne un des plus beaux passages de l'album, clin d'œil ironique, hommage insolent à Tintin : un fox terrier opiomane qui, au fond d'une fumerie sordide, se rêve dans le rôle de son double dans l'œuvre d'Hergé.
Bryan Talbot est sans doute connu en France pour son travail sur trois Sandman. Son Grandville pourrait – devrait ! - lui offrir un public plus large, celui qui aime Blacksad. On est loin certes du polar animalier, hard-boiled et classieux de Guarnido ; ici, on nage en plein steampunk. Grandville, c'est l'autre nom de Paris, capitale charbonneuse d'un empire napoléonien dirigeant l'Europe qui a prospéré tout au long du XIXe siècle. Sarah Blaireau triomphe aux Folies Bergères, la République socialiste de Grande-Bretagne est indépendante depuis 23 ans. La technologie de la vapeur fait voler d'étranges vaisseaux dans les cieux enfumés et anime des robots.
Après une introduction qui claque, immersive et pyrotechnique, digne des meilleurs blockbusters hollywoodiens, l'album s'ouvre sur une ambiance très Conan Doyle avant l'arrivée de LeBrock à Paris. Celle-ci constitue le début d'un crescendo passionnant, parfaitement rythmé et organisé, tant dans l'action que dans la taille de l'affaire peu à peu élucidée par le détective de Scotland Yard. Polar, SF, aventure d'espionnage, l'absence de temps morts de Grandville n'empêche pourtant pas Bryan Talbot de donner à son univers une substantialité étonnante grâce à son sens du détail dans la reconstitution historique, à la caractérisation très efficace de ses seconds rôles par le choix des animaux anthropomorphisés, au jeu des ressemblances/divergences entre notre réalité et celle de son histoire, à la brutalité impitoyable de son héros et à une identité graphique très personnelle.
Avec son encrage et ses découpages comics, ses couleurs volontairement artificielles, ses balancements entre pénombres et éclats de lumière, son hommage appuyé à Robida, à l'esthétique Belle Époque, Bryan Talbot créé une ambiance picturale qui intrigue, puis séduit et enfin accapare le spectateur - pardon le lecteur.
Grandville est enfin un bel objet, à la fabrication soignée, doté d'une postface réservée au public francophone, rédigée par Talbot lui-même dans laquelle il expose son inspiration et ses sources et détaille sa façon de dessiner. Il y annonce que la deuxième aventure de l'inspecteur LeBrock est dessinée, lettrée, en cours d'encrage. Vu le plaisir donné par la lecture de ce premier tome, on attend la suite avec impatience !